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Les dîners monochromes de madame Moreau
La vie mode d'emploi, c'est l'histoire, ou plutôt les histoires, d'un immeuble bourgeois parisien, dans le quartier de la Plaine Monceau. Dans chacun des appartements de cet immeuble, Georges Perec décrit des personnages et des scènes qui s'imbriquent à la manière d'un puzzle sur un siècle.
Au premier étage de l'immeuble habite Madame Moreau, riche chef d'entreprise, qui offre des dîners monochromes étonnants.
Le dîner jaune et le dîner noir
Pendant les dix années où sa santé fut suffisante pour lui permettre de continuer à recevoir, Madame Moreau donna environ un dîner par mois. Le premier fut un repas jaune : gougères à la bourguignonne, quenelles de brochet hollandaise, salmis de caille au safran, salade de maïs, sorbets au citron et au goyave , accompagnés de xérès, de Château-Chalon, de Châteaux-Carbonneux et de punch glacé au Sauternes. Le dernier, en mille neuf cent soixante dix, fut un repas noir servi servi dans des assiettes d'ardoise polie ; il comportait évidemment du caviar, mais aussi des calmars à la tarragonaise, une selle de marcassin Cumberland, une salade de truffes et une charlotte aux myrtilles ; les boissons de cet ultime repas furent plus difficiles à choisir : le caviar fut servi avec de la vodka versée dans des gobelets de basalte et la calmar avec un vin résiné d'un rouge effectivement très sombre, mais pour la selle de marcassin le maître d'hôtel fit passer deux bouteilles de Château-Ducru-Beaucaillon 1955 transvasés pour la circonstance dans des decanters en cristal de Bohême ayant toute la noirceur requise.
Le dîner rose
Un de ces plus mémorables repas fut offert à un homme qui, par ailleurs, était venu plusieurs fois dans l'immeuble : Hermann Fugger, l'homme d'affaires allemand ami des Altamont et de Hutting, et dont Madame Moreau devait distribuer en France certains matériels de camping : ce soir-là, connaissant la passion rentrée de Fugger pour la cuisine, elle fit préparer un repas rose - aspic de jambon au Vertus, koulibiak de saumon de saumon sauce aurore, canard sauvage aux pêches de vigne, champagne rosé, etc. [...]
Les repas monochromes de Madame Moreau sont des oeuvres d'art, composés comme des tableaux. Les éléments constitutifs du repas rose, par exemple, - saumon pêches de vigne et jambon - on les retrouve dans un autre roman de Georges Perec, Le cabinet d'amateur, au centre d'une nature morte de la collection Raffke prétendument attribuée à Chardin, et intitulée Les apprêts du déjeuner ou Repas rose.
Je précise que ce tableau - probablement un faux dans le roman - n'existe vraisemblablement pas, mais qu'il a des cousins. Par exemple, cette nature morte de Chardin, intitulée justement Les apprêts d'un déjeuner, conservée au musée des Beaux-Arts de Lille, où le saumon (à moins qu'il ne s'agisse de jambon ?) figure en bonne place,ou bien ces Poires, pêches et prunes du même Chardin, au musée du Louvre.
Le dîner rouge
L'auteur de ces dîners monochromes, c'est Gertrude, la cuisinière de Madame Moreau que tout Paris lui envie. Le vice-ministre du commerce extérieur de l'Union Soviétique lui a offert un bijou pour la remercier d'un dîner rouge conçu à son intention :
Oeufs de saumon
Bortsch glacé
Timbale d'écrevisses
Filet de boeuf Carpaccio
Salade de Vérone
Edam étuvé
Salade aux trois fruits rouges
Charlotte au cassis
Vodka au piment
Bouzy rouge
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