• Du séné et de la rhubarbe

    Le 7 décembre dernier, Nicolas Sarkozy, commentant sur le journal de France 2 les intentions du PS de retirer ses listes dans certaines régions pour le second tour des élections régionales, a sorti tout à trac une formule inédite pour justifier son refus de retraits des listes de son parti dans d'autres régions en contrepartie  : "Ce n’est pas comme ça que ça se passe. Ce n’est pas : Passe-moi la salade, je t’envoie la rhubarbe."

    Cette sortie a fait le buzz. Toutes les chaînes, tous les journaux n'ont pas manqué de relever et de commenter cette expression insolite, qui a fait les choux gras des internautes persifleurs. Les commentaires divers, comportant des approximations, voire des erreurs, m'ont donné envie de creuser à mon tour la question et de faire une petite mise au point sur l'origine de l'expression.

     

     

     

    La langue qui fourche ou des mots choisis ? 

    Nicolas Sarkozy a évidemment déformé la locution proverbiale "Passez-moi la rhubarbe, je vous passerai le séné", locution que l'on rencontre également sous la forme "Passez-moi la casse, je vous passerai le séné".

    On s'est moqué de l'apparition dans le discours de cette salade et de cette rhubarbe inattendues, mais certains des moqueurs ne connaissaient pas, tout simplement, la formule originale et auraient mieux fait de se taire. Nicolas Sarkozy, du moins, la connaissait, même si sa langue a malencontreusement fourché. 

    A moins que les termes n'aient été au contraire pesés... C'est ce que suggère avec humour et, ma foi, un certain accent de vraisemblance, la savoureuse parodie de la préparation de l'intervention de Nicolas Sarkozy,  sur le site de BiblioObs  :

    - Bon les gars, faut me trouver une expression.

    - Une expression pour dire quoi ?

    - Qu’on veut pas d’échange, pas de troc avec les socialos.

    - Un élément de langage ?

    - Ouais, c’est ça, un élément de langage.

    - Il y aurait bien l’histoire de la casse et du séné.

    - Kezaco ?

    - Ben… Je vous passe la casse, passez-moi le séné.

    - Connais pas.

    - Mais si, c’est dans la Bible, je crois. Vous ne connaissez pas ? Une histoire de plat de lentilles.

    - Et qu’est-ce que ça veut dire, ce truc à la mords-moi le nœud ?

    - Ça, justement. Un échange de bons procédés.

    - Répète un peu, mais lentement.

    - Je vous passe la casse, passez-moi le séné.

    - Personne n’y comprendra rien.

    - Il y a une variante : Je vous passe la rhubarbe, passez-moi le séné.

    - La rhubarbe, je connais, c’est acide, ça file la chiasse. Le séné, je connais pas.

    - Le séné, c’est un laxatif.

    - Encore ! Mais je suis pas constipé ! Je vais pas dire ça ! T’imagines si les mecs, y cherchent dans le dictionnaire ? Le Canard enchaîné va pas me rater.

    - On peut garder la rhubarbe et trouver autre chose pour le séné… Les carottes ?

    - Non, c’est ridicule, les carottes, ça sonne mal, rotte rotte, et puis on va penser à la carotte et au bâton.

    - Les navets ?

    - Berk, je déteste, c’est amer.

    - Les radis ?

    - On va penser au blé que je me fais.

    - La salade ?

    - Ah oui, c’est pas mal la salade. Paraît que c’est anaphrodisiaque, j’en mange jamais, tu penses bien. Ça les calmerait, la salade. Et puis leurs conneries, c’est des salades. Va pour la salade. Alors ça donne quoi?

    - Je vous passe la salade, passez-moi la rhubarbe.

    - Ah ouais, c’est pas mal. Je vais l’apprendre par cœur.

    - Vous aurez inventé un nouveau proverbe.

    - J’ai tout inventé, je peux bien inventer des proverbes. Je finirai académicien, tu vas voir ! Ta mère !

    - Mais attention, il faut que vous disiez bien que c’est pas ça ! Il faut dire : "C’est pas : tu me passes la salade, je te passe la rhubarbe."

    - Ben oui, quoi, j’ai pigé, faut pas me prendre pour un con. Je dirai même «je t’envoie la rhubarbe», ça fait purée. Les gens aimeront. Les Français sont vulgaires. Si t’as pas compris ça, t’as rien compris.

    Vertus thérapeutiques 

    La casse, le séné et la rhubarbe sont des plantes médicinales aux vertus thérapeutiques.  Les gousses et les feuilles du séné et le rhizome de la rhubarbe contiennent des glucosides d'anthraquinone qui agissent comme purgatifs, tout comme la bourdaine, le cascara et l'aloès. Selon  l'Encyclopédie méthodique des arts et métiers mécaniques (1787), le premier à avoir décrit les vertus purgatives douces de la casse et du séné, ainsi que de la manne (une sève récoltée sur certains arbres) et des myrobolans (des fruits desséchés utilisés en pharmacie), est le médecin grec Actuarius. Un article est consacré à "l'art de récolter et de préparer [des] plantes médicinales" : "rhubarbe, casse, jalap, nerprun, scammonée, séné, tamarins". Elles ont en commun des vertus 'cathartiques' (les cathartiques sont des purgatifs dont l'action est intermédiaire entre celle des laxatifs et celle des drastiques, avec souvent un effet émétisant). La racine fraîche de rhubarbe et les feuilles et les fruits de séné dégagent une odeur "nauséeuse", "une espèce de fétidité jointe à une fadeur particulière".

    La rhubarbe (Rheum officinale), originaire de Chine, y était utilisée dès l'Antiquité comme plante médicinale. C'est Marco Polo qui l'aurait rapportée en Europe, où on l'aurait d'abord utilisée pour fournir une teinture rouge. C'est la racine (rhizome), coupée en tronçon et séchée, qui était utilisée pour la pharmacopée. Au 17e siècle, la 'rhubarbe vraie' est en principe importée de Chine, à moins qu'elle ne vienne de Moscovie... (l'origine est floue). La rhubarbe n'est pas cultivée comme plante potagère avant le 18e siècle : les pétioles, autrement dit les tiges (les feuilles sont très toxiques !), additionnés de sucre et bien cuits, font pourtant de délicieuses compotes, confitures ou garnitures de tartes.

    La casse et le senné sont des arbustes à fleurs jaunes. Ils appartenaient au même genre (Cassia) selon la classification botanique classique. La classification phylogénétique actuelle a fait du genre Senna un genre à part entière. 

    Du séné et de la rhubarbe

    'De la casse'
    Histoire générale des drogues, de Pierre Pomet, 1694

    Pierre Pomet, marchand épicier et droguiste, présente les différentes casses dans son Histoire générale des drogues (1694). Il s'agit en effet d'un terme regroupant des fruits en forme de gousses produits par différents arbres, dont on utilise la pulpe. Pierre Pomet distingue plusieurs casses : "la plus estimée est la casse du Levant", qui arrive en France par le port de Marseille, depuis le Levant et l'Egypte ; la pulpe de la casse d'Egypte est confite ; la casse du Brésil est très grosse, mais moins répandue ; la casse des Îles, qui abonde aux Antilles, est la plus courante. La casse se consomme principalement en infusion. La consommation de la casse semble être particulièrement en usage à Paris, mais beaucoup moins dans le reste de la France.

    Le séné est originaire de Syrie et d'Egypte. Selon l'Encyclopédie méthodique, ce sont les 'follicules' du séné qui sont recherchés, c'est-à-dire ses petits fruits secs en forme de capsule. Il existe plusieurs espèces de séné : séné du Levant, d'Alexandrie, de Tripoli, ou de Moka.

    Du séné et de la rhubarbe

     

    Séné d'Alexandrie (senna alexandrina)

    Des classiques de la pharmacopée classique

    La rhubarbe, la casse et le séné font partie de la pharmacopée des 17e et 18e siècles, dont ils sont des éléments incontournables. Ce sont trois des ingrédients composant le catholicum simplex, un remède figurant au troisième rang de la pharmacopée maritime occidentale du 18e siècle. Le catholicum était un 'électuaire', c'est-à-dire une préparation pâteuse, à base de poudres ou de pulpes végétales additionnées de sirop ou de miel, administrée par voie orale.

    Voici la composition de ce précieux catholicum, fournie par le Dictionnaire des drogues de Meuve (1689) :

    • polypode
    • semences de fenouil
    • pulpe de casse
    • pulpe de tamarin
    • séné
    • semences ou fleurs de violette,
    • anis vert
    • les quatre semences froides
    • réglisse
    • les pénides
    • sucre candy
    • rhubarbe.

    Quelques précisions, avant que vous ne testiez cette recette : le polypode est une fougère appelée également réglisse sauvage, dont le rhizome, au goût à la fois amer et sucré, était utilisé pour aromatiser des confiseries ; les quatre semences froides désignent les graines de courge, de citrouille, de melon et de concombre, réputées "tempérer, calmer, rafraîchir dans l'ardeur, la sécheresse & l'ardeur des humeurs" (Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers; les pénides sont des préparations à base de sucre. 

    Le catholicum était également administré en lavement : le catholicum pro clysteribus ne contenait pas de rhubarbe. 

    Du séné et de la rhubarbe

    Un pot à catholicum duplicatum

    Apothicairerie de l'hôpital Saint-Jacques de Castelnaudary

    La rhubarbe, la casse et le séné figurent également en bonne place dans l'ordonnance qui suit, établie en 1719 pour un nommé Nadaillac , recette recueillie dans des archives en Charente (Autour d'Ecuras) : 

     

    Les précautions que Monsieur de Nadaillac doit prendre pour son mal consistent en régime plus qu'en autre chose.

    Sa boisson ordinaire sera d'une tisane avec la racine de fragon et de chiendent et sur chaque prise on mettra une drachme de cristal minéral.

    Le matin à son lever il prendra une écuellée d'eau chaude, et une heure après un bouillon, quatre heures après, il dînera.

    Trois heures après le dîner on lui donnera encore une écuelle d'eau chaude, et le soir il soupera légèrement à cinq heures.

    A l'entrée de la nuit, il lui faut donner un grand verre d'émulsion avec les semences froides, les amandes et une once de sirop de nymphéa dans sa tisane.

    Il serait aussi avantageux qu'il prît chaque jour un lavement d'eau tiède et qu'il le gardât longtemps.

    Si après huit ou dix jours d'usage de ce régime la douleur de tête ne cessait pas et que l'appétit ne revint point, on le purgerait et on pourrait lui appliquer deux fois la semaine cinq ou six sangsues autour du col.

    La purgation dont on doit se servir sera faite de deux drachmes de séné et d'une demie drachme de bonne rhubarbe infusées pendant la nuit dans un verre et demi de sa tisane. L'infusion étant passée on y démêlera et fera un peu bouillir la moëlle de la moitié d'un bâton de casse. On coulera encore la liqueur et on y fera fondre une once de manne. Ensuite on y dissoudra six grains de julep en fine poudre et on donnera le remède en observant le régime ordinaire.

    Signé : Bouniton pour Monsieur de Nadaillac le 18 septembre 1719.

    S'il paraît que Monsieur de Nadaillac ait des vers comme il est à soupçonner, le soir devant qu'il ne prenne la médecine, on aura soin de lui donner trente grains de graine aux vers mise en fine poudre et pliée dans quelque morceau de confiture. 

    Qu'il n'aille point au soleil et qu'il ne fasse pas de grands exercices.

     

    Le régime est sévère et particulièrement aqueux ! 

     

    Si vous souffrez d'une "obstruction du foie", voici encore une bonne recette recommandée par Pons-Augustin Alletz, dans L'agronome ou dictionnaire portatif du cultivateur (1799) :

     

    Prenez demi-once de racine d'arrête-boeuf et de persil ; un gros de la seconde écorce de sureau et de câprier ; une demi-poignée des feuilles de prêle ou queue de cheval, de pimprenelle, de cerfeuil et de sommités de houblon ; deux gros de séné, deux scrupules de rhubarbe concassée et enfermée dans un nouet. Faites cuire le tout dans demi-septiers d'une décoction de chiendent. Après avoir passé la liqueur, vous y mêlerez une once de sirop de chicorée composé, un demi-gros de poudre de cloportes séchés au four, quatre grains de jalap. On fera prendre cet apozème une semaine au malade de jour à autre.

     

    Encore quelques précisions utiles pour la lecture. Le gros, l'once et le scrupule sont des mesures d'apothicaire : le gros vaut trois scrupules et le scrupule vaut 24 grains ; le gros pèse 3, 8 grammes. L'arrête-boeuf est une plante épineuse à racines traçantes. Un apozème est une décoction. 

     

    Madame de Sévigné témoigne, dans sa correspondance, de la consommation courante que l'on faisait au 17e siècle de la casse, de la rhubarbe et du séné. Elle raconte la mort du cardinal de Retz après sept jours de fièvre continue, quatre saignées en trois jours et "deux petits verres de casse, qui l'ont fait mourir dans l'opération", car "la casse n'est pas un remède indifférent quand la fièvre est maligne."

    Elle évoque à plusieurs reprises la rhubarbe, qui n'est pas exempte de critiques. "Nous trouvons que nous devons pour le moins à la rhubarbe, à qui nous croyons avoir tant d'obligations, la justice de ne pas la laisser condamner sans l'entendre".

    Enfin, elle dit ailleurs avoir pris ses "deux verres de séné bien sagement".

     

    A cette époque, on se purge fréquemment et couramment et les purgatifs sont des médications familières et banales. Argan, le Malade imaginaire de Molière, nous en fournit un savoureux témoignage. Le voici, au tout début de la pièce, examinant les comptes de son apothicaire, M. Fleurant : 

    "Plus, du vingt-quatrième, un petit clystère insinuatif, préparatif, et rémollient, pour amollir, humecter, et rafraîchir les entrailles de Monsieur". Ce qui me plaît, de Monsieur Fleurant mon apothicaire, c’est que ses parties sont toujours fort civiles. "Les entrailles de Monsieur, trente sols". Oui, mais, Monsieur Fleurant, ce n’est pas tout que d’être civil, il faut être aussi raisonnable, et ne pas écorcher les malades. Trente sols un lavement, je suis votre serviteur, je vous l’ai déjà dit. Vous ne me les avez mis dans les autres parties qu’à vingt sols, et vingt sols en langage d’apothicaire, c’est-à-dire dix sols ; les voilà, dix sols. "Plus dudit jour, un bon clystère détersif, composé avec catholicon double, rhubarbe, miel rosat, et autres, suivant l’ordonnance, pour balayer, laver, et nettoyer le bas-ventre de Monsieur, trente sols ;" avec votre permission, dix sols. "Plus dudit jour le soir un julep hépatique, soporatif, et somnifère, composé pour faire dormir Monsieur, trente-cinq sols ;" je ne me plains pas de celui-là, car il me fit bien dormir. Dix, quinze, seize et dix-sept sols, six deniers. "Plus du vingt-cinquième, une bonne médecine purgative et corroborative, composée de casse récente avec séné levantin, et autres, suivant l’ordonnance de Monsieur Purgon, pour expulser et évacuer la bile de Monsieur, quatre livres." Ah ! Monsieur Fleurant, c’est se moquer, il faut vivre avec les malades. Monsieur Purgon ne vous a pas ordonné de mettre quatre francs. Mettez, mettez trois livres, s’il vous plaît. Vingt et trente sols. "Plus dudit jour, une potion anodine, et astringente, pour faire reposer Monsieur, trente sols." Bon, dix et quinze sols. "Plus du vingt-sixième, un clystère carminatif, pour chasser les vents de Monsieur, trente sols." Dix Sols, Monsieur Fleurant. "Plus, le clystère de Monsieur réitéré le soir, comme dessus, trente sols." Monsieur Fleurant, dix sols. "Plus du vingt-septième, une bonne médecine composée pour hâter d’aller, et chasser dehors les mauvaises humeurs de Monsieur, trois livres." Bon vingt, et trente sols ; je suis bien aise que vous soyez raisonnable. "Plus du vingt-huitième, une prise de petit-lait clarifié, et dulcoré, pour adoucir, lénifier, tempérer, et rafraîchir le sang de Monsieur, vingt sols." Bon, dix sols. "Plus une potion cordiale et préservative, composée avec douze grains de bézoard, sirops de limon et grenade, et autres, suivant l’ordonnance, cinq livres." Ah ! Monsieur Fleurant, tout doux, s’il vous plaît, si vous en usez comme cela, on ne voudra plus être malade, contentez-vous de quatre francs ; vingt et quarante sols. Trois et deux font cinq, et cinq font dix, et dix font vingt. Soixante et trois livres quatre sols six deniers. Si bien donc, que de ce mois j’ai pris une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept et huit médecines ; et un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze et douze lavements ; et l’autre mois il y avait douze médecines, et vingt lavements. Je ne m’étonne pas, si je ne me porte pas si bien ce mois-ci, que l’autre. Je le dirai à Monsieur Purgon, afin qu’il mette ordre à cela.

    Molière, Le malade imaginaire, Acte I, scène 1

    On retrouve en bonne place le catholicon, autrement dit catholicum, administré ici par clystère, la rhubarbe, la casse et le séné.

     

    Molière, encore lui, signale encore dans Dom Juan la prépondérance de la casse et du séné dans la panoplie des médecins de son temps :

    Sganarelle : Quoi, vous ne croyez pas au séné, à la casse et au vin émétique ?

     

    Molière Dom Juan ou le festin de pierre, acte III, scène 1

     Pour conclure sur l'omniprésence de ces purgatifs dans l'environnement de l'époque classique, je vous propose une des anecdotes rapportées par Elisabeth Charlotte de Bavière, duchesse d'Orléans, la fameuse princesse Palatine. L'anecdote concerne Madame, c'est-à-dire Marguerite de Lorraine, seconde épouse de Gaston de France, et par conséquent tante de Gaston d'Orléans, le propre époux de la duchesse d'Orléans :

    En commençant à vieillir, elle est devenue malingre et comme hébétée. Elle avait pris l'habitude d'aller aux lieux d'aisance dès que le maître d'hôtel, avec sa baguette, venait pour annoncer qu'on avait servi le dîner. Un jour, Madame ayant M. Gaston (d'Orléans) à table, elle courut ainsi dès que le maître d'hôtel entra. Celui-ci s'arrêta et examina sa baguette par les deux bouts. "Que faites-vous là, Saint-Rémi, lui demanda Gaston ; que cherchez-vous à votre bâton ? - Je cherchais, répondit-il, si mon bâton était de rhubarbe ou de séné ; car aussitôt qu'il paraît devant Madame, je vois bien qu'il purge." 

     

    Mémoires, fragments historiques et correspondance de Madame la duchesse d'Orléans, princesse palatine, mère du régent

    Cette histoire a été reprise par Alexandre Dumas dans Louis XIV et son siècle.

    Enquête sur l'origine d'une locution adverbiale

    "Passez-moi la rhubarbe, je vous passerai le séné" : on lit généralement que l'expression nous viendrait de Molière. Mais si certains donnent comme origine Le médecin malgré lui, d'autres avancent L'Amour médecin. Allons vérifier.

    Le médecin malgré lui cite bien nos trois fameux purgatifs que sont la rhubarbe, la casse et le séné, mais n'évoque pas d'échange :

    Sganarelle : Voici la belle nourrice. Ah nourrice de mon cœur, je suis ravi de cette rencontre : et votre vue est la rhubarbe, la casse et le séné qui purgent toute la mélancolie de mon âme.

    Jacqueline : Par ma figié, Monsieu le Médecin, ça est trop bian dit pour moi, et je n'entends rien à tout votre latin.

    Molière, Le médecin malgré lui, acte III, scène 3

    Dans L'amour médecin, ni rhubarbe, ni casse, ni séné. Cinq médecins, appelés au chevet de la mélancolique Lucinde, rivalisent à la soigner. Comme ils se disputent sur le traitement à mettre en oeuvre, l'un d'eux, M. Filerin, raisonne ses confrères :

    Mais enfin, toutes ces disputes ne valent rien pour la médecine. Puisque le Ciel nous fait la grâce, que depuis tant de siècles, on demeure infatué de nous, ne désabusons point les hommes avec nos cabales extravagantes, et profitons de leur sottise le plus doucement que nous pourrons.  

    Les médecins se rendent aisément à ses arguments et concluent un accord mutuel : 

    Monsieur Filerin : Allons donc, messieurs, mettez bas toute rancune, et faisons ici votre accommodement.

    Monsieur Desfonandrès : J'y consens. Qu'il me passe mon émétique pour la malade dont il s'agit ; et je lui passerai tout ce qu'il voudra pour le premier malade dont il sera question.

    Molière, L'amour médecin, acte III, scène 1

    Nous tenons probablement là l'origine de notre expression (même si l'on n'en retrouve pas strictement les termes), et, surtout, sa signification première : il ne s'agit pas d'échanger des produits, comme on aurait pu le penser de prime abord, mais de passer quelque chose à quelqu'un, au sens de le permettre, de le tolérer. Ainsi, les médecins de Molière "s'accommodent" entre eux : si l'un impose son ordonnance pour tel malade, l'autre aura le champ libre pour établir sa propre thérapeutique pour tel autre malade. Il s'agit très précisément d'un compromis. Si on échange quelque chose, ce sont seulement des complaisances.

    Sébastien Mercier, dans son Tableau de Paris, confirme que Molière est bien à la source de l'expression : 

    Passez-moi l'émétique, je vous passerai le séné, a dit le bon Molière. Telle est encore de nos jours la politique des membres de la faculté.

    Un certain nombre de médecins se sont partagé, pour ainsi dire, les malades de la capitale. Quand l'un d'eux a commis une faute grave dans le traitement, comme son confrère tombera dans le même cas, la faute homicide est passée sous silence, palliée, justifiée même ; aucun n'ose contredire les ordonnances du confrère, et le malade meurt au milieu de dix médecins, qui voient très bien ce qu'il faudrait faire pour le sauver, mais qui, par esprit de corps, laissent le premier appelé achever dans toutes les règles son méthodique assassinat.

    Sébastien Mercier, Tableau de Paris, Médecins, chapitre 135 (1781)

    Dans la version de Mercier, l'émétique (autrement dit un vomitif) remplace la rhubarbe. Nous restons ici dans le domaine de la médecine, et la formule ne semble pas pour Mercier avoir de portée en dehors de ce contexte particulier. La critique de Mercier sur "l'esprit de corps" des médecins est violente : les compromis évoqués par la locution sont dénoncés ni plus ni moins comme des complicités d'assassinat.

    C'est vraisemblablement à Marmontel, encyclopédiste, historien, conteur, romancier, grammairien et poète, dramaturge et philosophe du 18e siècle, que nous devons la forme actuelle de la locution, même s'il y a fort à parier que la locution était déjà devenue proverbiale.

    Le marquis et la marquise d'Auberive, infidèles l'un à l'autre, ont conclu entre eux un arrangement qui fait jaser dans les soupers. Pour en finir avec les scènes de jalousie stériles qui les opposent, ils ont décidé d'accepter désormais l'amant de l'autre, "de se passer mutuellement ce qu'on appelle des torts". Le marquis est interpellé en société sur ce parti pris : 

    Dis-nous, je te prie, si ton histoire est vraie. On prétend que ta femme te passe la rhubarbe, et que tu lui passes le séné.

    Jean-François Marmontel, Contes moraux, La bonne mère (1755-1759)

    Marmontel a sorti la locution de son contexte médical d'origine, pour lui donner un sens figuré plus large. Mais le sens général est bien le même que chez Molière : il s'agit d'exprimer un compromis, un accord de complaisance, par une référence imagée aux thérapeutiques en vigueur, certainement très parlante pour le public des 17e et 18e siècles.

    La fortune littéraire de la casse, du séné et de la rhubarbe

    Postérieurement, on ne retrouve que de loin en loin nos ingrédients thérapeutiques dans la littérature. 

    Victor Hugo se souvient de leurs vertus anciennes, alors qu'ils sont sortis d'usage à son époque, mais ne rappelle pas notre proverbe. En 1842, il publie Le Rhin, lettres à un ami. C'est sous la forme d'une correspondance fictive qu'il raconte son voyage sur le Rhin. La 21e lettre est l'occasion de nous rapporter une légende germanique, celle du beau Pécopin et de la belle Bauldour. C'est une triste histoire que celle des amours contrariées de ces deux beaux jeunes gens. Pécopin, entraîné par le diable dans une nuit de chasse, retrouve Bauldour qui a entre temps vieilli de 100 ans. 

    Voici donc un petit dialogue entre Pécopin et le diable :

    — Holà ! trêve à la raillerie, cria le chevalier, ou je t’extermine, et j’extermine ces démons et leurs déesses, et j’en purge cette caverne.

    Le vieux répondit avec un rire de bateleur : — Purge, mon ami ! voici la formule : séné, rhubarbe, sel d’Epsom. Le séné balaye l’estomac, la rhubarbe nettoie le duodénum, le sel d’Epsom ramone les intestins.

    Victor Hugo, Le Rhin

    Honoré de Balzac, pour sa part, nous propose deux mises en situation du proverbe, qui indiquent que le sens de la locution a d'ores et déjà évolué.

    C'est d'abord dans les Illusions perdues qu'on la rencontre :

    Evidemment la signature de messieurs Postel et Gannerac était une affaire de complaisance : les Cointet certifiaient au besoin pour Gannerac ce que Gannerac certifiait pour les Cointet. C'est la mise en pratique de ce proverbe connu, Passez-moi la rhubarbe, je vous passerai le séné. Messieurs Cointet frères, se trouvant en compte courant avec Métivier, n'avaient pas besoin de faire traite. Entre eux, un effet retourné ne produisait qu'une ligne de plus au crédit ou au débit.

    Balzac, Eve et David ou Les souffrances de l'inventeur  in Illusions perdues

    Personnellement, je n'ai pas tout compris à l'opération financière que Balzac décrit... Sachez tout de même que Postel est pharmacien et Gannerac commissionnaire en roulage. Les frères Cointet sont les concurrents de David Séchard, imprimeur à Angoulême. Ils se sont emparés d'une invention de David, qui est conduit à la ruine par les manœuvres frauduleuses des individus cités. Dans cette opération, Lucien de Rubempré, beau-frère et ami de David, a également une responsabilité. 

    On retrouve notre proverbe, sans rhubarbe, mais avec casse, dans La cousine Bette :

    - Je croyais que, le prince et toi, vous étiez deux amis intimes.

    - Certes, il me l'a bien prouvé ; mais, mon enfant, au-dessus du maréchal, il y a quelqu'un, et il y a encore tout le conseil des ministres, par exemple... Avec un peu de temps, en louvoyant, nous arriverons. Pour réussir, il faut attendre le moment où on me demandera quelque service à moi. Je pourrai dire alors : Je vous passe la casse, passez-moi le séné.

    Balzac, La cousine Bette

    Il ne s'agit plus seulement de passer quelque chose, de tolérer une pratique ou un comportement, dans l'attente d'une réciprocité. Il s'agit dans ces exemples d'échanger des services, des "bons procédés". Nous sommes toujours dans le compromis, mais il n'est plus passif, et, visiblement, il prend un tour carrément crapuleux.

    Edmond Rostand dénonce à son tour l'échange de séné et de rhubarbe, dans la tirade du 'Non merci'. C'est bien sûr Cyrano qui parle. On vient de lui proposer de devenir le poète attitré d'un important personnage : 

    Et que faudrait-il faire ?
    Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,
    Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc
    Et s’en fait un tuteur en lui léchant l’écorce,
    Grimper par ruse au lieu de s’élever par force ?
    Non, merci ! Dédier, comme tous ils le font,
    Des vers aux financiers ? se changer en bouffon
    Dans l’espoir vil de voir, aux lèvres d’un ministre,
    Naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre ?
    Non, merci ! Déjeuner, chaque jour, d’un crapaud ?
    Avoir un ventre usé par la marche ? une peau
    Qui plus vite, à l’endroit des genoux, devient sale ?
    Exécuter des tours de souplesse dorsale ?…
    Non, merci ! D’une main flatter la chèvre au cou
    Cependant que, de l’autre, on arrose le chou,
    Et donneur de séné par désir de rhubarbe,
    Avoir son encensoir, toujours, dans quelque barbe ?
    Non, merci ! Se pousser de giron en giron,
    Devenir un petit grand homme dans un rond,
    Et naviguer, avec des madrigaux pour rames,
    Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames ?
    Non, merci ! Chez le bon éditeur de Sercy
    Faire éditer ses vers en payant ? Non, merci !
    S’aller faire nommer pape par les conciles
    Que dans des cabarets tiennent des imbéciles ?
    Non, merci ! Travailler à se construire un nom
    Sur un sonnet, au lieu d’en faire d’autres ? Non,
    Merci ! Ne découvrir du talent qu’aux mazettes ?
    Être terrorisé par de vagues gazettes,
    Et se dire sans cesse : « Oh ! pourvu que je sois
    Dans les petits papiers du Mercure François » ?…
    Non, merci ! Calculer, avoir peur, être blême,
    Préférer faire une visite qu’un poème,
    Rédiger des placets, se faire présenter ?
    Non, merci ! non, merci ! non, merci ! Mais… chanter,
    Rêver, rire, passer, être seul, être libre,
    Avoir l’œil qui regarde bien, la voix qui vibre,
    Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
    Pour un oui, pour un non, se battre, – ou faire un vers !
    Travailler sans souci de gloire ou de fortune,
    À tel voyage, auquel on pense, dans la lune !
    N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît,
    Et modeste d’ailleurs, se dire : mon petit,
    Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,
    Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !
    Puis, s’il advient d’un peu triompher, par hasard,
    Ne pas être obligé d’en rien rendre à César,
    Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,
    Bref, dédaignant d’être le lierre parasite,
    Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul,
    Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !

    Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, acte II, scène 8

    Cyrano refuse toute compromission, il ne veut pas être "donneur de séné par désir de rhubarbe" : décidément, le sens de notre proverbe a définitivement glissé vers l'échange.

    Pour finir cette balade littéraire, voici une chanson de Georges Brassens, peu connue, où la rhubarbe et le séné figurent en bonne place : 

    Comme il chouchoutait les maris,
    Qu'il les couvrait de flatteries,
    Quand il en pinçait pour leurs femmes,
    Qu'il avait des cornes au cul,
    On l'appelait Lèche-cocu.
    Oyez tous son histoire infâme. 

    Si l'mari faisait du bateau,
    Il lui parlait de tirant d'eau,
    De voiles, de mâts de misaine,
    De yacht, de brick et de steamer,
    Lui, qui souffrait du mal de mer
    En passant les ponts de la Seine. 

    Si l'homme était un peu bigot,
    Lui qui sentait fort le fagot,
    Criblait le ciel de patenôtres,
    Communiait à grand fracas,
    Retirant même en certains cas
    L'pain bénit d'la bouche d'un autre. 

    Si l'homme était sergent de ville,
    En sautoir - Mon Dieu, que c'est vil -
    Il portait un flic en peluche,
    Lui qui, sans ménager sa voix,
    Criait : "Mort aux vaches !" autrefois,
    Même atteint de la coqueluche. 

    Si l'homme était un militant,
    Il prenait sa carte à l'instant
    Pour bien se mettre dans sa manche,
    Biffant ses propres graffitis
    Du vendredi, le samedi
    Ceux du samedi, le dimanche. 

    Et si l'homme était dans l'armée,
    Il entonnait pour le charmer :
    "Sambre-et-Meuse " et tout le folklore,
    Lui, le pacifiste bêlant
    Qui fabriquait des cerfs-volants
    Avec le drapeau tricolore. 

    Et bien, ce malheureux tocard
    Faisait tout ça vainement, car
    Étant comme cul et chemise
    Avec les maris, il ne put
    Jamais parvenir à son but
    Toucher à la fesse promise. 

    Ravis, ces messieurs talonnaient
    Ce bougre qui les flagornait
    À la ville, comme à la campagne,
    Ne lui laissant pas l'occasion
    De se trouver, quell' dérision,
    Seul à seul avec leurs compagnes. 

    Et nous, copains, cousins, voisins,
    Profitant (on n'est pas des saints)
    De ce que ces deux imbéciles
    Se passaient rhubarbe et séné,
    On s'partageait leur dulcinée
    Qui se laissait faire docile. 

    Et, tandis que Lèche-cocu
    Se prosternait cornes au cul
    Devant ses éventuelles victimes,
    Par surcroît, l'on couchait aussi
    La morale était sauve ainsi
    Avec sa femme légitime.

    Georges Brassens Lèche-cocu

    Brassens nous livre sa version personnelle du proverbe. Il ne s'agit plus tout-à-fait de tolérance et d'esprit de corps, mais de flatteries et de flagornerie. Lèche-cocu et ses rivaux en amour se passent le séné et la rhubarbe comme ils se passeraient de la pommade...

    Renvoyez l'ascenseur !

    Comme on l'a vu, le séné, la casse et la rhubarbe, remèdes purgatifs de longue date, bien qu'ils aient été préconisés à l'origine pour soigner les mêmes affections, ne sont pas interchangeables. Ils se complètent, mais ne sont pas censés se remplacer l'un l'autre.

    "Passez-moi le séné, je vous passerai la rhubarbe" : le sens premier de tolérance mutuelle, de laisser faire, a glissé progressivement vers un sens plus actif, impliquant un échange de services effectif, généralement en mauvaise part. L'usage qui était fait de ces produits aux 17e et 18e siècles a probablement été perdu de vue, ce qui peut expliquer l'évolution de la signification du proverbe. Aujourd'hui, le sens de cette locution est généralement perçu comme équivalent à une expression imagée, moderne et plus parlante, celle du 'renvoi d'ascenseur'.

    Du séné et de la rhubarbe

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     


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