• Déjeuner rue du Pied-de-Boeuf

    Nicolas Le Floch, commissaire au Châtelet, son adjoint l'inspecteur Bourdeau et son ami Semacgus, au coeur de leur enquête sur La Pyramide de glace (Jean-François Parot, 2014),  font une pause déjeuner dans une taverne rue du Pied-de-Boeuf. Nous sommes à Paris, en février 1784. 

    Le Grand Châtelet

    La rue du Pied-de-Boeuf était située dans le quartier Saint-Jacques-de-la-Boucherie, tout près du Grand Châtelet. La forteresse du Grand Châtelet, siège de la prévôté de Paris, a abrité la police et la justice criminelle jusqu'à la Révolution. 

    Nous avons du mal aujourd'hui à imaginer qu'une forteresse s'est dressée au bord de la Seine, au débouché du pont menant à l'île de la Cité, durant sept siècles. Une première forteresse avait été construite au 12e siècle sur la rive droite de la Seine, pour protéger l'accès du palais royal, situé sur l'île de la Cité. Dès la fin du même siècle, le Grand Châtelet avait déjà perdu sa fonction défensive.

    Déjeuner rue du Pied-de-Boeuf

    Le Grand Châtelet vers 1800

    gravure de Dupré 

    Reconstruit sous Charles V puis sous Louis XIV, le Grand Châtelet était une prison dont les fosses du bas-fond avaient une triste réputation : l'Oubliette, le Puits, la Barbarie, la Fosse ou Chausse d'Hypocras, perpétuellement inondée et en forme de cône inversé, dans laquelle le prisonnier était descendu avec une poulie et dans laquelle il ne pouvait se tenir debout, la Fin d'aise, pleine d'ordures et de serpents, l'Entre-deux-huis, la Gourdaine, le Berceau. Les prisonniers de marque avaient droit à des chambres à pistoles au haut du donjon. Les plus pauvres étaient cantonnés dans des salles communes au premier étage, joliment dénommées : les Chaînes, Beauvoir, la Motte, la Salle, les Boucheries, Beaumont, la Grièche, Beauvais, Barbarie ou Gloriette. La prison comportait également des salles de torture. C'est au Grand Châtelet que naquit la morgue : les prisonniers passaient par une pièce où les matons les morguaient, c'est-à-dire les dévisageaient, afin de mémoriser leurs traits. Par la suite, cette pièce, dénommée 'morgue', servit à exposer les cadavres retrouvés sur la voie publique à des fins d'identification. 

    La cour de justice du Châtelet fut supprimée en 1790, mais la prison resta active jusqu'en 1792. Elle comptait 269 détenus en septembre 1792. Ils avaient la réputation d'être de grands criminels, aussi n'avaient-ils pas été libérés par la population, quand d'autres prisons parisiennes avaient été ouvertes en 1789. Le 2 septembre 1792, les émeutiers pénétrèrent au Grand Châtelet. Les prisonniers, persuadés d'être bientôt libérés, avaient rassemblé leurs affaires et attendaient dans les cours. Mais les émeutiers, pensant avoir affaire à des comploteurs royalistes, massacrèrent 216 d'entre eux...

    Louis XVI envisageait déjà de faire détruire le Grand Châtelet. Cela ne sera fait qu'à partir de 1802, sous Napoléon. Dix ans après, il ne restait plus rien de la forteresse. La place du Châtelet que nous connaissons aujourd'hui ne fut achevée qu'en 1858. Le théâtre du Châtelet occupe l'emplacement de la vieille forteresse.

    La Grande Boucherie

     C'est au Moyen Âge, sur une petite place formée par l'élargissement de la patte d'oie terminant la rue Saint-Denis, devant la façade nord du Grand Châtelet, que s'installa un marché à la volaille, puis la Grande Boucherie de Paris, qui occupera à terme, autour d'une halle, l'espace entre la Seine et les rues Saint-Jacques, Saint-Martin et Saint-Denis, les principaux axes de communication de la capitale. Le nom de la place, Porte de Paris, évolua en Apport.

    Il nous est difficile d'imaginer ce qu'a pu être ce quartier : un lacis de ruelles au pied de l'église Saint-Jacques-de-la-Boucherie, les étals des bouchers, les animaux égorgés, étripés, écorchés, découpés sur place, l'odeur pestilentielle de sang, d'excréments et de graisse chauffée pour faire du suif, le sang, les déchets, les ordures partout dans les rues, finissant à la Seine voisine, les cris des animaux...

    La situation n'avait guère évolué depuis le Moyen Âge, les bouchers, soucieux de garder le contrôle sur toute la chaîne d'approvisionnement, refusant de rien changer à leur organisation. Il n'existe toujours pas d'abattoir organisé à Paris au 18e siècle : les bouchers abattent eux-mêmes les animaux achetés au marché aux bestiaux dans la 'tuerie', une pièce attenante à la boutique. Cela entraîne de nombreuses nuisances : les embarras causés par le déplacement de troupeaux dans Paris ; la puanteur et la saleté ; les risques d'incendie liés à la fonte des suifs... 

    Voici le tableau que dresse Louis Sébastien Mercier des boucheries de Paris en 1782, à l'époque de Nicolas Le Floch :

    [Les boucheries] ne sont pas hors de la ville, ni dans les extrémités ; elles sont au milieu. Le sang ruisselle dans les rues, il se caille sous vos pieds, et vos souliers en sont rougis. En passant, vous êtes tout-à-coup frappé de mugissements plaintifs. Un jeune bœuf est terrassé, et sa tête armée et liée avec des cordes contre la terre ; une lourde massue lui brise le crâne, un large couteau lui fait au gosier une plaie profonde ; son sang qui fume coule à gros bouillons avec sa vie. Mais ses douloureux gémissements, ses muscles qui tremblent et s'agitent par de terribles convulsions, ses abois, les derniers efforts qu'il fait pour s'arracher à une mort inévitable, tout annonce la violence de ses angoisses et les souffrances de son agonie. Voyez son cœur à nu qui palpite affreusement, ses yeux qui deviennent obscurs et languissants. Oh, qui peut les contempler, qui peut ouïr les soupirs amers de cette créature immolée à l'homme !

    Des bras ensanglantés se plongent dans ses entrailles fumantes, un soufflet gonfle l'animal expiré et lui donne une forme hideuse ; ses membres partagés sous le couperet vont être distribués en morceaux, et l'animal est tout à la fois enseigne et marchandise.

    Quelquefois le bœuf, étourdi du coup et non terrassé, brise ses liens, et, furieux, s'échappe de l'antre du trépas ; il fuit ses bourreaux, et frappe tous ceux qu'il rencontre, comme les ministres ou les complices de sa mort ; il répand la terreur et l'on fuit devant l'animal qui, la veille, était venu à la boucherie d'un pas docile et lent.

    Des femmes, des enfants qui se trouvent sur son passage sont blessés ; et les bouchers qui courent après la victime échappée sont aussi dangereux dans leur course brutale que l'animal que guident la douleur et la rage.

    Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, Boucheries (1782)

    Pour en savoir plus sur les tueries à Paris sous l'Ancien Régime, on peut lire un article très documenté de Reynald Abad.

    S'il vous reste tout de même un peu d'appétit, je vous emmène vous restaurer dans une taverne toute proche, rue du Pied-de-Bœuf.

    Le Pied-de-Bœuf

    La rue du Pied-de-Bœuf reliait la Grande Boucherie de Paris, le lieu où officiaient les bouchers de Paris, à la rue de Gêvres. Elle doit son nom à l'enseigne d'un cabaret fréquenté par les écorcheurs. La rue du Pied-de-Bœuf a disparu avec la création de la place du Châtelet, en 1802. D'autres rues aux noms imagés, évocateurs des activités humaines qui s'y déroulaient, ont disparu avec elle, comme les rues de la Joaillerie, de la Triperie, Trop va qui dure, ou de la Tuerie.

    Le tavernier propose à ses hôtes "du simple, du gras et du réchauffant".

    Au menu, des petits jarrets de porc :

    -Voilà qui nous convient, dit Semacgus. Point trop petits, j'espère ? Et comment les traites-tu, ces mignons ?

    -Dessalés, puis des heures à petit feu dans un bon bouillon sur le coin du potager, avec des épices. Hélas, point de racines, il n'y en a pas, vu le temps qui nous accable ! Je les place une fois bien refroidis et affermis dans une large terrine, noyés de bière emmiellée, avec force poivre, grains de genièvre et une poignée de cumin. Le plat, non couvert, est exposé au feu de la cheminée, lentement afin qu'il caramélise et préserve ainsi le moelleux de la viande.

    -Ah ! L'eau m'en vient à la bouche. Ta description ne manque pas de ragoût. Et avec cela, que sers-tu ?

    -De bons gros haricots de Soissons, de quoi par ce temps tenir au corps. Surtout sans les faire gonfler dans l'eau ; cela ne sert à rien et ne fait que les abîmer. Cuits à la gentillette, sans sel, avec un oignon, après la deuxième eau. Enfin une louche de saindoux sur le tard de la cuisson avec le sel pour les nourrir.

    La recette est bonne, sans doute, car "ces haricots fondent sous la langue et n'ont d'égaux en délice que le croustillant de la couenne du jarret".


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