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L'héméromanie, une tradition française !
Je tente un néologisme pour désigner une façon de parler qui me semble typiquement française : le fait de désigner dans le discours un événement historique par sa date, sans mention de l'année.
Laura Calabrese Steimberg enseignante en sciences de l'information et de la communication, propose le terme héméronymes pour décrire "les désignants d’évènements formés à partir d’une date", catégorie lexicale qui s'inscrit dans la famille plus large des chrononymes décrits par Paul Bacot, Laurent Douzou et Jean-Paul Honoré : "Nous appelons chrononyme une expression, simple ou complexe, servant à désigner en propre une portion de temps que la communauté sociale appréhende, singularise, associe à des actes censés lui donner une cohérence, ce qui s’accompagne du besoin de la nommer."
J'aime assez pour ma part le terme 'héméromanie', voyant un peu de folie dans l'usage immodéré de cette tournure dans le discours.
Discours à la française
C'est un gallicisme que Mark Twain, journaliste et écrivain américain, célèbre auteur des Aventures de Tom Sawyer et des Aventures d'Huckleberry Finn, avait déjà observé en 1882. Ayant séjourné à plusieurs reprises à Paris, il caricature, en grossissant le trait, mais avec une certaine justesse, une habitude qu'il attribue aux Parisiens, mais qui est en fait bien française.
I am told that a French sermon is like a French speech - it never names a historical event, but only the date of it ; if you are not up in dates, you get left. A French speech is something like this :
Comrades, citizens, brothers, noble parts of the only sublime and perfect nation, let us not forget that the 21st January cast off our chains ; that the 10th August relieved us of the shameful presence of foreign spies ; that the 5th September was its own justification before heaven and humanity ; that the 18th Brumaire contained the seeds of its own punishment ; that the 14th July was the mighty voice of liberty proclaiming the resurrection, the new day, and inviting the oppressed peoples of the earth to look upon the divine face of France and live ; and let us here record our everlasting curse against the man of the 2d December, and declare in thunder tones, the native tones of France, that but for him there had been no 17th March in history, no 12th October, no 19th January, no 22d April, no 16th November, no 30th September, no 2d July, no 14th February, no 29th June, no 15th August, no 31st May - that but for him, France the pure, the grand, the peerless, had had a serene and vacant almanac today !
Mark Twain Paris Notes (1882)
Voici la traduction de cette parodie, où l'auteur se moque de notre manie des dates : :
On me dit qu'un sermon français est comme un discours français - il ne désigne jamais un événement historique par son nom, mais par sa date ; si vous n'êtes pas au point sur les dates, vous êtes perdu. Un discours français donne quelque chose comme ça :
Camarades, citoyens, frères, nobles membres de la seule sublime et parfaite nation, n'oubliez pas que le 21 janvier nous a libérés de nos chaînes ; que le 10 août nous a délivrés de la honteuse présence des espions étrangers ; que le 5 septembre s'est justifié lui-même à la face du Ciel et de l'humanité ; que le 18 brumaire contenait les germes de sa propre punition ; que le 14 juillet fut la voix puissante de la liberté proclamant la résurrection, le renouveau, et invitant les peuples opprimés de la Terre à tourner leurs regards vers la face divine de la France et à vivre ; et souvenons-nous ici de notre lutte sans fin contre l'homme du 2 décembre, et déclarons d'une voix tonitruante, la voix naturelle de la France, que, sans lui, l'Histoire n'aurait retenu aucun 17 mars, aucun 12 octobre, aucun 19 janvier, aucun 22 avril, aucun 16 novembre, aucun 30 septembre, aucun 2 juillet, aucun 14 février, aucun 29 juin, aucun 15 août, aucun 31 mai - que sans lui la France, pure, grande et sans égale, aurait eu un calendrier bien calme et bien vide jusqu'à ce jour !
L'auteur se moque de notre manie des dates, mais aussi des accents grandiloquents et d'une certaine suffisance qui ont pu caractériser les discours officiels. L'emphase pompeuse et ridicule n'est pas l'apanage des discours républicains de la fin du 19e siècle : Henry Monnier prêtait déjà à son célèbre personnage de bourgeois sentencieux, Joseph Prudhomme, des formules de même acabit, comme le fameux "le char de l'Etat navigue sur un volcan" (Grandeur et décadence de M. Joseph Prudhomme, 1852).
Révolution française
Quelques informations sont ici nécessaires, parce que, si le Français affectionne les dates, si on en croit Mark Twain, il n'est pas forcément très fort en histoire...
Le 21 janvier : il s'agit bien entendu du 21 janvier 1793. C'est le jour de la mort de Louis XVI, guillotiné sur la place de la Révolution. Cette date ne symbolise pas pour autant la "libération des chaînes". Il s'agit plutôt de la fin (provisoire) de la monarchie en France.
Charles Bénazech Louis XVI et l'abbé Edgeworth de Firmont au pied de l'échafaud le 21 janvier 1793
Musée national du château de VersaillesLe 10 août : la journée du 10 août 1792 est une autre grande journée révolutionnaire. Ce jour-là, le peuple insurgé s'empare du palais des Tuileries. La Garde suisse est massacrée.
Cette journée marque la chute de la monarchie constitutionnelle, et n'a rien à voir avec les "espions étrangers".Jean-Jacques Bertaux La prise des Tuileries le 10 août 1792
Musée national du château de VersaillesLe 5 septembre : il pourrait s'agir du 5 septembre 1793. Ce jour-là, la Convention décide la création d'une armée révolutionnaire et la réorganisation du Tribunal révolutionnaire afin d'accélérer les jugements. Elle délibère sous la pression du peuple qui a envahi les tribunes. Une députation des sections de la commune de Paris, avec les Jacobins, réclame la "mise à l’ordre du jour de la terreur". La loi des suspects, qui ordonne l'arrestation des ennemis, avoués ou non, de la Révolution, sera votée quelques jours plus tard, le 17 septembre. On est entré dans la Terreur.
Il s'agit peut-être plutôt du 5 septembre 1798 ou 19 fructidor an VI. Nous sommes sous le Directoire. A l'initiative du général Jourdan, le vainqueur de Fleurus, le Conseil des Cinq-Cents vote la loi instituant la conscription : "Tout Français est soldat et se doit à la défense de la patrie". Le système du service militaire perdurera deux siècles.Guillaume Guillon dit Lethière La Patrie en danger
Musée de la Révolution française, VizilleLe 18 brumaire : c'est le 18 brumaire an VIII, autrement dit le 9 novembre 1799. Ce jour-là, Napoléon Bonaparte conduit un coup d'Etat. Cette journée marque la fin du Directoire et de la Révolution française et le début du Consulat. Où sont les germes de sa punition ?
François Bouchot, Le général Bonaparte au conseil des Cinq-Cents, à Saint-Cloud, le 10 novembre 1799
Musée national du château de VersaillesLe 14 juillet, dans notre mémoire collective, fait bien sûr référence au 14 juillet 1789, jour de la prise de la Bastille par les émeutiers parisiens. C'est l'événement identifié traditionnellement comme ayant inauguré la Révolution. Mais attention, un 14 juillet peut en cacher un autre. Il fait référence également à la formidable Fête de la Fédération, organisée le 14 juillet 1790 précisément pour coïncider avec l'anniversaire de la prise de la Bastille. La fête de la Fédération fut encore célébrée le 14 juillet 1792, puis, devenue la Fête de la fondation de la République, le 1er vendémiaire de 1793 à 1803, avant d'être mise aux oubliettes. C'est la Troisième République qui la ressuscite. On cherchait alors une date pour une fête nationale et républicaine. Le 14 juillet fut choisi. Mais la référence, soit à à la Bastille, soit à la Fête de la Fédération, fit débat. Le consensus des parlementaires put se faire sur une date se référant à la Fête de la Fédération de 1790, "qui n’a coûté ni une goutte de sang ni une larme", plutôt que sur une date se référant à une journée sanglante.
C'est ainsi que fut instituée en 1880 la Fête nationale française.Fédération générale des Français au Champ de Mars, le 14 juillet 1790
dessin de Charles Monnet, gravure d'Isidore-Stanislas Helman (Bibliothèque nationale de France)Empire(s)
L'homme du 2 décembre, c'est évidemment Louis-Napoléon Bonaparte, autrement dit Napoléon III. Le 2 décembre 1851, Louis-Napoléon Bonaparte, élu Président de la République française en 1848, dissout l'Assemblée et fait son coup d'Etat. C'en est fini de la Deuxième République. Le 2 décembre 1852, un plébiscite rétablit l'Empire et Louis-Napoléon Bonaparte devient Napoléon III, empereur des Français.
Décidément, le 2 décembre est une date importante dans la famille Bonaparte, et elle est de ce fait hautement symbolique : Napoléon Ier est sacré empereur des Français le 2 décembre 1804. Coïncidence de bon augure, c'est le 2 décembre 1805 qu'il remporte la bataille d'Austerlitz, une victoire française décisive face à la coalition austro-russe.
Les dates qui suivent dans le texte de Mark Twain sont plus difficiles à identifier et sont probablement aléatoires, même si certaines se trouvent correspondre à des événements particuliers. Ainsi, le 19 avril, le 12 octobre, le 19 janvier, le 16 novembre, le 30 septembre, le 2 juillet, le 14 février, le 29 juin et le 31 mai n'évoquent pas d’événement marquant du Premier ou du Second Empires.
En revanche, le 17 mars pourrait se référer au 17 mars 1805, date à laquelle Napoléon est proclamé roi d'Italie, ou au 17 mars 1808, date de la création du baccalauréat ; le 22 avril pourrait correspondre au 22 avril 1809, date de la bataille d'Eckmühl, victoire contre les Autrichiens ; le 15 août évoque sans doute la naissance de Napoléon Bonaparte, le 15 août 1769, et la Saint-Napoléon, instituée comme fête nationale en 1806, puis restaurée en 1852.De nos jours
On trouve facilement des exemples contemporains de cette habitude française de citer des dates pour désigner des événements marquants. Toutes ces dates, qui donnent lieu à des commémorations et des célébrations annuelles, sont déconnectées de l'année d'origine.
- le 8 mai : le 8 mai 1945 est le jour de la capitulation de l'Allemagne, marquant la fin de la Seconde guerre mondiale en Europe (la capitulation sans condition a été en réalité signée à Reims dès le 7 mai, mais, pour cause de relations diplomatiques avec la Russie soviétique, elle est officiellement réitérée le 8 mai à Berlin, cette date marquant la fin effective des combats en Europe) . Le 8 mai, jour de la "Victoire de 1945", a été consacré comme jour férié en 1953, puis est devenu une simple commémoration en 1959 ; en 1975, dans un contexte de réconciliation avec l'Allemagne et de construction européenne, la France a même renoncé à commémorer la Victoire ; commémoration et jour férié ont été rétablis en 1981 ; toujours dans le cadre de l'amitié franco-allemande, le côté martial de la 'Victoire' a parfois été gommé et on a eu recours parfois à des périphrases pour désigner le 8 mai : "fin de la Seconde Guerre mondiale", "victoire contre l'Allemagne nazie"...
La une d'un journal, le 8 mai 1945
- le 6 juin : le 6 juin 1944 débute l'opération Neptune, nom de code du débarquement des Alliés en France occupée lors de la Seconde Guerre mondiale, première étape de l'opération Overlord. L'opération, initialement prévue le 5 juin, a dû être repoussée pour cause de mauvais temps. Une armada de près de 3 000 navires chargés de soldats, appuyée par plus de 5 000 bombardiers, traverse la Manche et attaque simultanément cinq plages de Normandie. La Bataille de Normandie durera 85 jours.
Into the Jaws of Death — U.S. Troops wading through water and Nazi gunfire
6 juin 1944, 8 h 30, Omaha Beach : les soldats américains du 16e régiment d'infanterie quittent leur barge de débarquement- le 18 juin : l'appel du 18 juin est le premier discours prononcé par le général de Gaulle sur la BBC, le 18 juin 1940. Il est considéré comme le texte fondateur de la Résistance française et son symbole. Pourtant, il s'agit d'abord d'un appel aux soldats français à ne pas cesser le combat, dans le contexte de la mondialisation du conflit et malgré l'imminence de la signature de l'armistice par le gouvernement français (il sera signé le 22 juin). Dans les jours suivants, ce sont l'appel du 22 juin et l'affiche du 3 août qui vont appeler tous les Français à la résistance.
Le général de Gaulle au micro de la BBC
- le 4 juillet : la Déclaration unanime des treize États unis d’Amérique, généralement appelée Déclaration d'indépendance des États-Unis d'Amérique, adoptée par le Congrès continental le 4 juillet 1776, est le texte fondateur des Etats-Unis d'Amérique. Les 13 colonies britanniques d'Amérique du nord font sécession de la Grande-Bretagne. La Guerre d'Indépendance entre les états américains, soutenus activement par la France à partir de 1778, et la Grande-Bretagne, s'achève par le traité de Paris, signé le 3 septembre 1783. Le 4 juillet est désormais le jour de la Fête nationale des Etats-Unis.
John Trumbull La déclaration d'indépendance : la commission des Cinq déposant le texte de la déclaration d'indépendance devant le Congrès
Capitole des Etats-Unis- le 11 septembre : le 11 septembre 2001, quatre attentats terroristes frappent quasi simultanément des cibles symboliques de la puissance américaine : les tours jumelles du World Trade Center à New York et le Pentagone à Washington. Les armes sont des avions de ligne détournés. Ces attentats, qui firent près de 3 000 morts et plus de 6 000 blessés, furent les plus meurtriers de l'Histoire.
Les tours jumelles du World Trade Center en feu, à Manhattan, le 11 septembre 2001
- le 11 novembre : l'armistice de la Première Guerre mondiale est signé le 11 novembre 1918, à 5 h 12. Il marque la fin des combats, la victoire des Alliés et la défaite de l'Allemagne.
Le lieu choisi pour cet acte capital est un épi de tir désaffecté de l'artillerie lourde sur voie ferrée : des voies ferrées disposées en épi, dissimulées sous les futaies dans la forêt de Compiègne, à proximité de la petite gare de Rethondes, accueillent le train de l'état-major français et des alliés britanniques et le train des plénipotentiaires allemands. L'armistice est signé dans le wagon-restaurant du train français, après trois jours de discussions. Le cessez-le-feu est effectif à 11 h (11/11/11). Les cloches des églises lancées à toute volée propagent la nouvelle à travers la France. Malgré cela, quelques minutes avant l'heure du cessez-le-feu, des soldats tombent encore : le dernier jour de guerre fait 11 000 victimes, tués, blessés ou disparus. Pudiquement, les morts français du 11 novembre 1918 seront déclarés morts pour la France le 10 novembre... L'armistice, signé d'abord pour une durée de 36 jours, est prolongé à trois reprises. Officiellement, la Première guerre mondiale prend fin à la signature du traité de Versailles, le 28 juin 1919.
Signature de l'armistice le 11 novembre 1918
(auteur anonyme)Sans nul doute le 13 janvier, rappelant l'attentat contre les journalistes de Charlie Hebdo du 13 janvier 2015, et le 13 novembre, souvenir des attentats de Paris du 13 novembre 2015, prendront très vite leur place dans cette liste de dates commémoratives.
Tournures anglo-saxonnes
Les peuples anglo-saxons préfèrent des tournures plus évocatrices aux simples dates pour parler des grands événements. Ainsi :
- le 8 mai 1945 est appelé Vee-Day-Europe ou VDE. Le mot Europe est ajouté par les Américains pour le différencier du VDA, le Vee-Day-Asia qui correspond au 2 septembre 1945, jour de la signature de la capitulation du Japon.
- le 4 juillet est nommé Independence day.
- le 14 juillet, jour de la fête nationale française, est appelé Bastille Day.
- le 11 septembre est appelé, sobrement et à l'américaine, Nine-eleven ou 9/11.
- le 11 novembre est désigné sous les noms Armistice Day, Remembrance Day ou Veterans Day.
Au 5 novembre, on ajoutera un anniversaire commémoré uniquement en Grande-Bretagne, Guy Fawkes night ou Bonfire night. Ce jour-là, les enfants brûlent des marionnettes à l'effigie de Guy Fawkes et réclament aux passants "a penny for the guy". Guy Fawkes est l'un des conjurés de la "conspiration des poudres", le seul à s'être fait prendre la main dans le sac le 5 novembre 1605. Ce jour-là, date de l'ouverture du Parlement, un groupe de catholiques tenta de faire sauter la Chambre des communes, dans l'intention de rétablir un Etat catholique. C'est Guy Fawkes qui est chargé des 36 barils de poudre destinés au projet. Mais le complot est dénoncé. Guy Fawkes, arrêté et soumis à la question, dénonce ses complices. Le jour où les conjurés devaient être pendus publiquement, Guy Fawkes se tue en se jetant du haut de l'échafaud, échappant ainsi au châtiment.
Henry Perronet Briggs Découverte de la conspiration des poudres et arrestation de Guy Fawkes (v. 1823)
Laing art gallery
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