• Un bon coup de tabac...

    Quand j'étais petite, lors des vacances estivales en Périgord, nous, les enfants, nous donnions un coup de main à mon oncle dans le champ de tabac. Dans mon souvenir, nous étions chargées d'enlever des basses feuilles sur les plants : s'agissait-il de les éliminer ou au contraire de les récolter ? Je ne m'en souviens guère. Peut-être, tout compte fait, s'agissait-il plutôt d'enlever les bourgeons axillaires, opération qui semble déterminante pour obtenir des plants bien développés.

    Ce dont je me souviens bien, ce sont des plants de tabac plus grands que moi. C'était des tiges bien droites, aux larges feuilles régulières, fines, veloutées et légèrement poisseuses. Je pénétrais dans cette masse comme dans une forêt vierge et j'avançais entre les rangs dans une chaleur moite et étouffante, où les bruits étaient assourdis et où le soleil filtré par les feuillages jetait une lumière verdâtre.

    L'évocation de ce souvenir m'amène à aborder des aspects de l'histoire du tabac et à rappeler quelques anecdotes liées à ce fléau moderne. 

    Culture française

    Les champs de tabac ont depuis belle lurette disparu de la région des vacances familiales, et avec eux la plupart des séchoirs qui ponctuaient le paysage, hangars de bois sombre munis d'aérations.

    Du moins, c'est ce que je croyais ! Il semble que la culture du tabac, malgré les campagnes anti-tabac, soit encore active en France ! On y dénombrerait aujourd'hui moins de 2 000 producteurs de tabac, répartis dans sept coopératives régionales. Avec 7 000 hectares cultivés, la France est le 5ème ou le 6ème producteur européen. Le tabac est présent dans 60 départements, essentiellement en Aquitaine, en Midi-Pyrénées, en Poitou-Charentes et en Alsace, des régions où l'été est bien chaud.

    Trois types de tabac sont cultivés en France : le tabac brun, le tabac Burley et le tabac Virginie.
    Le Burley dérive du White Burley, une forme mutante née dans l’Ohio au 19e siècle. C'est un tabac brun clair légèrement séché à l’air libre, à faible teneur en sucres et haute teneur en nicotine, utilisé en mélange.
    Le Virginie est le tabac le plus cultivé dans le monde. C'est un tabac blond, séché dans des fours, au goût "américain".
    Le tabac brun est un tabac séché à l'air libre. Utilisé pour la fabrication des cigares, du tabac à pipe et des cigarettes au goût français, il ne représente plus que 3% de la production française.

    Tous ces tabacs appartiennent au genre botanique des nicotiana, de la vaste famille des solanacées qui regroupe des plantes d'un grand intérêt alimentaire (tomates, pommes de terre, aubergines, piments) et des plantes ornementales (pétunia, schizanthus, et bien sûr tabac d'ornement). La famille des solanacées compte quelques espèces riches en alcaloïdes, comme la belladone, la morelle, le datura et évidemment le tabac.

    Les tabacs récoltés et séchés sont expédiés à une unique usine de première transformation, à Sarlat. Ils y subissent une série de traitements : mélange, préhumidification, tri, battage, resséchage, pressage. 

    Faute d'aides directes européennes au secteur, la culture du tabac en France est cependant en régression et les volumes récoltés (moins de 10 000 tonnes par an) sont tout juste suffisants pour permettre à l'usine de fonctionner.

    "Fumigations"

    Le tabac est originaire d'Amérique centrale. Il semble que les autochtones fumaient déjà du tabac il a 3 000 ans. Ce sont les Mayas qui en auraient répandu l'usage en Amérique du sud et, vers le nord, jusque dans la région du Mississippi. L'usage du tabac s'est largement répandu dans les tribus amérindiennes, où il était une plante à la fois sacrée et curative. Au début du 16e siècle, on trouve le tabac depuis le sud du Brésil jusqu'au Canada.

    Christophe Colomb débarque le 12 octobre 1492 dans une île des Bahamas qu'il baptise du nom de San Salvador. Quelques jours plus tard, il croise un homme dans une barque, qui transporte

    quelques feuilles sèches qui doivent être chose très appréciée parmi eux, parce que déjà ils m’en apportèrent en présent à San Salvador.

    C'est la première mention du tabac faite par un européen.

    Peu après, Colomb arrive à Cuba :

    Je rencontrai beaucoup de gens qui se rendaient à leurs villages, femmes et hommes, avec à la main un tison d’herbes pour prendre leurs fumigations ainsi qu’ils en ont coutume.

    Las Casas, qui a fourni une transcription abrégée du journal de bord de Christophe Colomb, dont l'original est perdu, précise que ces tisons

    sont des herbes sèches enveloppées dans une certaine feuille, sèche aussi, en forme de ces pétards (mosquete) en papier que font les garçons à la Pentecôte. Allumés par un bout, par l’autre ils le sucent ou l’aspirent ou reçoivent avec leur respiration, vers l’intérieur, cette fumée dont ils s’endorment la chair et s’enivrent presque. Ainsi, ils disent qu’ils ne sentent pas la fatigue. Ces pétards, ou n’importe comment que nous les appelions, ils les nomment tabacs. J’ai connu des Espagnols dans l’île Espagnole qui s’étaient accoutumés à en prendre et qui, après que je les en ai réprimandés, leur disant que c’était un vice, me répondaient qu’il n’était pas en leur pouvoir de cesser d’en prendre. Je ne sais quelle saveur ou quel goût ils y trouvent.

    Bartolomé de Las Casas, Historia de las Indias

    Les Indiens fumaient le tabac essentiellement sous la forme d’un tube de feuilles roulées, ou en le faisant brûler dans des pipes. Rodrigo de Jerez et Luis de Torres, lieutenants de Christophe Colomb, rapportent avoir vu les indigènes inhaler la fumée par les narines à l’aide d’un bâton creux taillé en Y, appelé tobago ou tobaca. Ailleurs, ils chiquaient en mélangeant du tabac à de la chaux, du citron vert ou d’autres substances et en le mâchonnant longuement.

    Un coup de tabac...

    Des noms divers

    Le tabac est alors introduit dans les cours espagnole et portugaise pour ses qualités ornementales . Ce n'est qu'au milieu du 16e siècle qu'on commence à faire appel à ses vertus thérapeutiques : le médecin du roi Philippe II d'Espagne promeut le petum, mot emprunté au tupi, comme médicament universel ou panacée.

    En 1556, le moine André Thevet rapporte du Brésil en France des graines d'une plante nouvelle, le petun, que les Tupinamba du Brésil faisaient brûler dans un cornet de feuilles pour en aspirer la fumée. Il acclimate le tabac près d'Angoulême. Il l'appelle alors 'herbe angoulmoisine' ou 'herbe pétun'. Malheureusement pour lui, et il en concevra de l'amertume, c'est le nom d'un courtisan zélé, qui n'avait pourtant pas voyagé jusqu'aux Indes, qui sera choisi pour dénommer la précieuse herbe.

    En effet, en 1560, Jean Nicot, ambassadeur de France au Portugal, envoie de la poudre de tabac à Catherine de Médicis pour soigner les migraines du roi François II. Le traitement est apparemment un succès. Le tabac, vendu en poudre par les apothicaires, prend d'abord le nom d' 'herbe à la Reine'. En hommage à Jean Nicot, on décide de nommer la plante 'nicotiane', appellation qui sera consacrée plus tard par Linné (nicotiana tabacum). Mais la plante reçoit par ailleurs de nombreux noms vernaculaires : c'est l' 'herbe à Nicot', la 'médicée', la 'catherinaire', l' 'herbe de Monsieur Le Prieur', l' 'herbe sainte', l' 'herbe à tous les maux', la 'panacée antarctique' ou l' 'herbe à ambassadeur'.

    Le nom 'tabac', emprunté à l'arawak de Cuba et d'Haïti, finira par s'imposer au début du 19e siècle, au détriment de 'nicotiane' ou de 'pétun'. 

    Développement en France

    En France, le tabac est toujours consommé comme médicament sous forme de poudre sous Louis XIII. Mais on le fume également pour le plaisir, dans la pipe. Le tabac est encore importé à cette époque.

    Vers 1620, la culture du tabac fait son apparition en Alsace, qui relève du Saint empire romain germanique. Les premières plantations n'interviennent en France qu'en 1636, à Clairac en Lot-et-Garonne. La culture du tabac se développe alors dans les vallées du Lot et de la Garonne, en Lorraine et en Normandie. 

    Sous Louis XIV, Colbert instaure le "privilège de fabrication et de vente".

    Réservée à la Compagnie des Indes occidentales, la culture du tabac est interdite à partir de 1719 dans toute la France, à l'exception de la Franche-Comté, de la Flandre et de l'Alsace. La culture, la fabrication et la vente sont libéralisées en 1791 mais Napoléon rétablit le monopole d'État en 1811. Il ne prendra fin qu'en 1995, avec la privatisation de la SEITA.

    Premières campagnes anti-tabac

    L'usage du tabac, par le passé, a déjà subi des oppositions sévères, qui n'ont jamais suffi à l'enrayer :

    • Peu après son arrivée en Europe, le tabagisme est considéré comme un rite païen et condamné par l’Église. Le premier fumeur européen de l'Histoire, Rodrigo de Jerez, compagnon de Christophe Colomb,  fut condamné par l'Inquisition pour pratique diabolique, parce qu'il soufflait de la fumée par la bouche et les narines comme un dragon. Il échappe au bûcher, mais pas à la prison. Quand il est libéré après sept ans, l’usage du tabac s'est entre temps irrémédiablement répandu...
    • En 1590, le pape Urbain VII menace d’excommunier quiconque fume dans un édifice religieux. 
    • En 1642, c'est Urbain VIII qui interdit formellement la consommation de tabac :

    Nous avons appris depuis peu que la mauvaise habitude de prendre par la bouche ou le nez l’herbe appelée vulgairement tabac, s’est tellement répandue dans plusieurs diocèses, que les personnes des deux sexes, même les prêtres et les clercs, autant les séculiers que les réguliers, oubliant la bienséance qui convient à leur rang, en prennent partout et principalement dans les églises de la ville et du diocèse d’Hispale (Séville), et ce dont nous rougissons, en célébrant le très-saint sacrifice de la messe : ils souillent les linges sacrés de ces humeurs dégouttantes que le tabac provoque, ils infectent nos temples d’une odeur repoussante, au grand scandale de leurs frères qui persévèrent dans le bien, et semblent ne point craindre l’irrévérence des choses saintes.
    Tout cela fait que voulant, dans notre sollicitude, écarter des temples de Dieu un abus si scandaleux, de notre autorité apostolique et par la teneur des présentes, nous interdisons et défendons à tous en général et à chacun en particulier, aux personnes de tout sexe, aux séculiers, aux ecclésiastiques, à tous les ordres religieux, à tous ceux faisant partie d’une institution religieuse quelconque, de prendre dans la suite sous les portiques et dans l’intérieur des églises, du tabac, soit en le mâchant, en le fumant dans des pipes, ou en le prenant en poudre par le nez ; enfin, de n’en user de quelque manière que ce soit. Si quelqu’un contrevient à ces dispositions, qu’il soit excommunié. 

    • Après un incendie, causé par l'imprudence d'un fumeur, qui avait détruit les maisons de bois de Moscou, le tsar Michel Romanov aurait interdit l'usage du tabac, au milieu du 17e siècle. Les fumeurs encouraient la bastonnade ou le fouet, voire la mutilation du nez ou des lèvres. 
    • C'est aussi par crainte des incendies qu'au 17e siècle, les fumeurs étaient condamnés à l'esclavage au Japon, à la décapitation en Chine.
    • En Angleterre, le roi Jacques Ier publie un pamphlet anti-tabac, le Misocapnos sive de abusu tobacci, lusus regius et augmente de 4 000 % les droits d’importation sur le tabac. Mais, comprenant que ces taxes exorbitantes nuisent en définitive aux finances, il ramène avec pragmatisme les droits à 2 shillings par livre et le commerce du tabac peut reprendre son développement.

    Modes de consommation

    Le tabac
    Image d'Epinal - imp. Pellerin

    Le tabac se prise, se chique, ou se fume, sous forme de pipe, de cigare ou de cigarette.

    Priser ou chiquer, voilà des façons de consommer le tabac aujourd'hui un peu passées de mode.

    "J'ai du bon tabac..."

    Le tabac à priser

    On commença à consommer le tabac en France sous forme de poudre, qu'on aspirait dans les narines, afin de soigner rhumes, asthme ou troubles circulatoires. Le tabac était râpé. On y ajouta plus tard des huiles ou des herbes pour en affiner le parfum.

    On prisa de plus en plus par goût et la mode s'en répandit chez les aristocrates et les bourgeois. Les priseurs, hommes et femmes, éternuaient en société sans retenue, ce qui était alors considéré comme distingué. On assortissait la tabatière, accessoire de mode, à son vêtement, on l'offrait en gage d'amour ou d'amitié. La tabatière indiquait le statut social. 

    Un bon coup de tabac...

    J'ai du bon tabac
    Chromolithographie, carte publicitaire Chocolat Revillon

    J'ai du bon tabac dans ma tabatière,
    J'ai du bon tabac, tu n'en auras pas.
    J'en ai du fin et du bien râpé,
    Mais ce n'est pas pour ton vilain nez !

    Cette chanson célèbre illustre bien la mode du tabac à priser au 18e siècle.

    Sur un air populaire, l'abbé de Lattaignant, chanoine de Reims et auteur à ses heures d'opéras-comiques, d'épigrammes et de pamphlets, a écrit ces paroles vers 1760. Ayant écrit des vers attaquant le comte de Clermont-Tonnerre, l'abbé avait échappé de peu à la bastonnade. C'est donc par vengeance envers le comte que l'abbé a rédigé ce texte. Dans le refrain bien connu, il refuse à son ennemi un geste élémentaire de courtoisie, à savoir une prise de sa tabatière. 

    La nature est bien faite : saviez-vous que la Providence a justement adapté l'anatomie humaine à la prise de tabac ? C'est ce que nous suggère le nom donné en anatomie à une petite concavité de la main, située à la base du pouce, au niveau du poignet, qui se creuse quand le pouce est en abduction. Ce petit creux s'appelle la "tabatière anatomique", car elle semble faite pour y loger la pincée de tabac à priser que la main opposée vient de puiser dans la tabatière !

     

    La tabatière anatomique
     
    La tabatière anatomique
     

    Une affaire de marins

    La pipe et la chique

    C'est dans la pipe qu'on met l'tabac
    Oula, oula
    C'est dans la pipe qu'on met l'tabac
    Oula, oula la
    Paré à virer
    Les gars, faut déhaler
    On s'reposera quand on arrivera
    Dans le port de Tacoma.

    Chanson de marins traditionnelle

    La pipe est souvent associée à l'image du marin : c'est que la pipe et la chique, d'usage plus faciles dans le vent et les embruns que la prise, ont eu longtemps leur faveur. Mais attention : à bord des vaisseaux de la marine royale, par exemple, où l'on redoutait légitimement les incendies, il était défendu de fumer entre le coucher du soleil et son lever, et encore ne pouvait-on fumer que près du mat de misaine et à proximité d'un seau d'eau.

    On connaît quelques images célèbres de marins qui ont la pipe vissée à la bouche. C'est le cas de Popeye the sailor man (mot à mot = 'Borgne le marin'), héros de bande dessinée et de dessin animé, qui arbore quelques attributs du marin : col marin, tatouages en forme d'ancre et pipe. 

    Un bon coup de tabac...

     

    Popeye the sailor man : l'archétype du marin fumeur de pipe

    La pipe de Popeye est une pipe en maïs. Il s'agit d'une pipe typiquement américaine, spécialité du Missouri. C'est une pipe légère et bon marché. La tête est creusée dans un épi de maïs longuement séché et la tige est en pin. Comme elle s'imprègne du liquide résultant de la combustion, elle a une durée de vie réduite et doit être remplacée rapidement. 

    Un autre célèbre marin fumeur est bien sûr le capitaine Haddock, l'ami de Tintin. Comme Popeye, il porte des attributs traditionnels du marin : la casquette, le dessin de l'ancre et la pipe.

    Un bon coup de tabac...

     

    Le capitaine Haddock est un fameux fumeur de pipe

    La pipe de Haddock semble être une très classique pipe de bruyère. Les pipes de bruyère sont taillées dans un broussin, ou loupe, de racine d'une bruyère particulière, la bruyère arborescente ou bruyère blanche (erica arborea), qui pousse autour de la Méditerranée. Le broussin de bruyère résiste bien au feu et à la chaleur et possède une grande capacité d'absorption. Ses qualités en font un matériau apprécié pour la fabrication des pipes. 

    La pipe de bruyère n'existe que depuis le milieu du 19e siècle et elle n'est pas caractéristique du marin. Plus traditionnellement, les matelots usaient de pipes plus rustiques, en terre, ou avec un tuyau taillé au couteau dans un os de mammifère marin.

    Les matelots aimaient aussi chiquer. Chiquer consiste à sucer ou mâcher du tabac, en feuille ou pressé, et à en consommer le jus. 

    Un bon coup de tabac...

    Hergé Le trésor de Rackham le Rouge

    "Tous les vieux loups de mer mâchent la chique, c'est connu."
    Les Dupont-Dupond s'initient à l'art de la chique

    Le coup de tabac

    On pourrait croire que le coup de tabac, qui désigne en argot de marin une tempête courte et violente, a un lien avec le tabac : ce n'est pourtant qu'une coïncidence. Ce tabac-là vient de l'occitan médiéval tabassar, qui signifiait rouer de coups, 'tabasser'. Au 17e  siècle, 'donner du tabac' signifiait 'se battre'. C'est au 19e siècle qu'on appliqua l'expression à un gros temps particulièrement violent. Sous l'influence du tabac à fumer ou à chiquer, l'orthographe évolua. 

    Du tabac chaud

    Après la Révolution, l’usage du tabac se démocratise. On prise encore beaucoup, surtout en ce qui concerne les femmes, pour lesquelles il n'est pas de bon ton de fumer. Mais peu à peu le tabac chaud  l'emporte sur les autres modes de consommation : c'est le temps de la pipe, des cigares, et, à partir des années 1850, des cigarettes. 

    Le cigare

    L'espagnol cigarro pourrait venir d'un mot maya zicar, signifiant 'fumer', à moins qu'il ne dérive plutôt de cigarra, signifiant 'cigale', par analogie de forme et de couleur avec cet insecte, peut-être, ou bien parce que les premiers plants de tabac cultivés en Espagne vers 1559 auraient poussé près de Tolède, dans une région nommée Los Cigarrales.

    Formé d'une feuille de tabac enroulée autour d'autres feuilles pliées et roulées, ou hachées grossièrement, le cigare est né à Séville à la fin  du 18e siècle. Jusqu'au début du 19e siècle, ce sont surtout les marins espagnols et portugais qui fument le cigare. 

    C'est justement à Séville, en Andalousie, que Carmen, héroïne de la nouvelle éponyme de Prosper Mérimée, publiée en 1845, est cigarière. Mérimée a imaginé ce personnage de belle gitane, libre et sauvage, lors d'un voyage en Espagne. La manufacture de cigares de Séville comptait presque exclusivement des employées féminines : 

    Vous saurez, monsieur, qu’il y a bien quatre à cinq cents femmes occupées dans la manufacture. Ce sont elles qui roulent les cigares dans une grande salle, où les hommes n’entrent pas sans une permission du Vingt-quatre, parce qu’elles se mettent à leur aise, les jeunes surtout, quand il fait chaud.

    C'est la seule description que Mérimée donne du travail dans la manufacture.

    Pour information, le Vingt-quatre était le magistrat chargé de la police et de l'administration municipale.

    En 1875, Georges Bizet, sur un livret de Meilhac et Halévy, fait de Carmen un opéra. Si l'histoire est adaptée pour convenir au format dramatique de l'opéra, on retrouve en revanche la description de la manufacture de cigares où travaille Carmen :

    José : Ma foi, elles sont bien quatre ou cinq cents qui roulent des cigares dans une grande salle ...

    Le lieutenant : Ce doit être curieux.

    José : Oui, mais les hommes ne peuvent pas entrer dans cette salle sans une permission ...

    Le lieutenant : Ah!

    José : Parce que, lorsqu'il fait chaud, ces ouvrières se mettent à leur aise, surtout les jeunes.

    Si l'évocation de ces nombreuses jeunes femmes qui se sont mises "à leur aise" semble émoustiller les messieurs, il n'est rien dit de la façon dont elles roulent les cigares, ni par Mérimée, ni par Bizet. Pourtant, un mythe s'est forgé à partir de Carmen sur les cigarières qui rouleraient les cigares sur leurs cuisses nues... En fait, ce fantasme exotique et érotique est probablement un poncif de l'époque. Ainsi, les frères Jules et Edmond Goncourt écrivent dans leur Journal au 26 janvier 1865 :

    La main maigre de l'un de nous, entre les doigts de laquelle brûle un cigare tordu, roulé sur une cuisse de négresse, un cigare plein d'exotisme et d'opium...

    Quand le monopole royal qui protégeait la fabrication des cigares en Espagne prit fin en 1817, Cuba se mit à produire des cigares à son tour. Les cigares cubains, les habanos ou havanes, sont aujourd'hui les plus réputés.

    Les Etats-Unis ont mis en place en 1960 un embargo commercial à l'égard de Cuba, pour sanctionner les expropriations ayant frappé les entreprises américaines. En 1992, l'embargo a été concrétisé par une loi, le Cuban Democracy Act. Le produit symbolique victime de l'embargo, c'est le fameux havane, prohibé sur le sol américain. En  2004, il a été interdit aux personnes relevant de l'autorité des Etats-Unis (citoyens américains ou immigrés légaux) d'acheter ou de consommer des cigares cubains où que ce soit dans le monde !  Evidemment, cette prohibition a dopé la cote des havanes. Attention, il ne faut pas prendre cela à la légère : l'importation illégale de havanes aux Etats-Unis était un crime fédéral. Les contrevenants encouraient tout de même 10 ans de prison et jusqu'à 250 000 dollars d'amende... 

    Cela me rappelle certains épisodes de séries policières américaines, où des coupables retors, qui se croyaient à l'abri de la justice grâce à leur immunité diplomatique ou aux lois de l'Etat, sont finalement arrêtés parce qu'ils fumaient un havane et tombaient ainsi sous le coup de lois fédérales ! 

    L'embargo commercial, officiellement en place, s'est bien assoupli depuis les années 2000, pour ce qui concerne l'alimentation ou les médicaments. Même si le commerce en reste strictement interdit, depuis la fin 2014, les Américains peuvent désormais rapporter de Cuba, pour leur consommation personnelle, pour 100 dollars de cigares et de rhum. Cela représente deux à dix cigares, selon leur qualité, tout au plus. 

    Dieu est un fumeur de havanes
    C'est lui-même qui m'a dit
    Que la fumée envoie au paradis

    Dieu fumeur de havanes, Serge Gainsbourg

    Après Séville et La Havane, je vous propose de faire un petit tour à Budapest, dans le Parlement hongrois, un splendide bâtiment néo-gothique qui s'étire le long du Danube. Dans les couloirs menant aux salles de réunion, on dénombre 696 repose-cigares en laiton, numérotés. Chaque numéro correspond à un député. Les cigares étaient en effet interdits dans les salles. Aussi les fumeurs posaient-ils leurs cigares, qui continuaient à se consumer sur les repose-cigares, pour assister aux débats. Une expression hongroise parle de "discussion qui vaut bien un Havane", pour évoquer un long débat.

    Un bon coup de tabac...

    Un repose-cigares du parlement de Budapest

    La cigarette

    Le cigare, produit de luxe, a vite été réservé aux plus riches. Ce sont les mégots de cigares jetés par les riches négociants espagnols, récupérés et enroulés dans du papier, qui seraient à l'origine des premières cigarettes en Espagne. Les Espagnols fabriquent alors leurs cigarettes avec du papier artisanal, mis en livret de 30 feuilles de 7 cm sur 4 cm.

    Le cigaret, abréviation de l'espagnol cigaritto, fait son apparition en France après 1809 seulement, rapporté par les soldats de Napoléon après la campagne d'Espagne. Son usage se développe rapidement à partir de 1830. Le nom se féminise en cigarette en 1840.

    La première manufacture française de cigarettes est créée à Paris en 1842, dans le quartier du Gros Caillou. La première machine à rouler les cigarettes, le cigarettotype, est inventée en 1843. La reine Marie-Amélie et ses suivantes vendent elles-mêmes les premières cigarettes industrielles lors d’un gala de charité en 1843. 

    La classe bourgeoise au pouvoir, qui a fait du cigare l’emblème de sa domination, forme à la "fume" les autres catégories sociales. L’usage du tabac chaud, en pipe, en cigare, en cigarette,  se répand dans toutes les couches sociales. La consommation de tabac se banalise. La consommation parisienne, hommes, femmes et enfants compris, atteint un kilo par an en moyenne, soit l’équivalent de 1 000 cigarettes ! Le tabac est principalement fumé dans la pipe, ou roulé à la main dans des feuilles de maïs ou de papier journal, puis dans des papiers spéciaux. Le mot "tabacomanie", évoquant un type de folie maniaque, entre dans le dictionnaire.

     

    Un bon coup de tabac... 

    La tabacomanie ou le culte du cigare en 1842
    Lithographie

    Cette caricature montre une famille de la bourgeoisie dont tous les membres, y compris le bébé au maillot, fument avec application, qui la pipe, qui de petits cigares ou des cigarettes. Seule la femme qui tient le bébé dans ses bras (s'agit-il de la mère de famille ou plutôt de la nourrice, comme pourrait l'indiquer la coiffe normande ?) ne semble pas fumer. C'est peut-être sa cigarette que l'enfant est en train de têter ! 

    Du gris que l'on prend dans ses doigts
    Et qu'on roule
    C'est fort, c'est âcre comm' du bois
    Ça vous saoule
    C'est bon et ça vous laisse un goût
    Presque louche
    De sang, d'amour et de dégoût
    Dans sa bouche !

    Du gris, Dumont - Benech 1931

    Je l'aime bien épaisse
    Roulée comme une papesse
    Dans son fourreau zigzag à bord gommé

    Cigarette, Jacques Higelin

    Les cigarettes fabriquées vont remplacer peu à peu la chique et la prise. La fabrication industrielle à grand débit ne commence toutefois que vers 1880, favorisant ainsi la diffusion du tabagisme.  

    Pour conclure sur le chapitre des cigarettes, je reviens un instant sur l'opéra Carmen. Les cigarières sortent de la manufacture, cigarette aux lèvres. Imaginez 400 à 500 femmes, coquettes et aguicheuses, nimbées de la fumée de leurs petits cigares, chantant en chœur : 

    Dans l'air, nous suivons des yeux
    La fumée
    Qui vers les cieux
    Monte, monte parfumée.
    Dans l'air nous suivons des yeux
    La fumée,
    La fumée,
    La fumée,
    La fumée.

    Carmen, Bizet

    Fumer tue

    Les campagnes anti-tabac développent largement les conséquences néfastes du tabac sur la santé. Pour abonder dans leur sens, voici des illustrations de certains risques liés au tabac, plus marginaux que ceux auxquels on pense de prime abord.

    Combustion spontanée

    Emile Zola nous expose un cas spectaculaire de combustion spontanée, dans lequel une pipe a une certaine responsabilité : 

    Alors, ce que le docteur put enfin constater l’emplit d’étonnement. Chaque objet se trouvait à sa place ; le verre et la bouteille de trois-six vide étaient sur la table ; seule, la chaise l’oncle avait s’asseoir portait des traces d’incendie, les pieds de devant noircis, la paille à demi brûlée. Qu’était devenu l’oncle ? donc pouvait-il être passé ? Et, devant la chaise, il n’y avait, sur le carreau, taché d’une mare de graisse, qu’un petit tas de cendre, à côté duquel gisait la pipe, une pipe noire, qui ne s’était pas même cassée en tombant. Tout l’oncle était , dans cette poignée de cendre fine, et il était aussi dans la nuée rousse qui s’en allait par la fenêtre ouverte, dans la couche de suie qui avait tapissé la cuisine entière, un horrible suint de chair envolée, enveloppant tout, gras et infect sous le doigt.

    C’était le plus beau cas de combustion spontanée qu’un médecin eût jamais observé. Le docteur en avait bien lu de surprenants, dans certains mémoires, entre autres celui de la femme d’un cordonnier, une ivrognesse qui s’était endormie sur sa chaufferette et dont on n’avait retrouvé qu’un pied et une main. Lui-même, jusque-, s’était méfié, n’avait pu admettre, comme les anciens, qu’un corps, imprégné d’alcool, dégageât un gaz inconnu, capable de s’enflammer spontanément et de dévorer la chair et les os. Mais il ne niait plusil expliquait tout d’ailleurs, en rétablissant les faits : le coma de l’ivressel’insensibilité absolue, la pipe tombée sur les vêtements qui prenaient feu, la chair saturée de boisson qui brûlait et se crevassait, la graisse qui se fondait,dont une partie coulait par terre, dont l’autre activait la combustion, et tout enfin, les muscles, les organes, les os qui se consumaient, dans la flambée du corps entier. Tout l’oncle tenait , avec ses vêtements de drap bleu, avec la casquette de fourrure qu’il portait d’un bout de l’année à l’autre. Sans doute,dès qu’il s’était mis à brûler ainsi qu’un feu de joie, il avait culbuter en avantce qui expliquait comment la chaise se trouvait noircie à peine ; et rien ne restait de lui, pas un os, pas une dent, pas un ongle, rien que ce petit tas de poussière grise, que le courant d’air de la porte menaçait de balayer.

    Le docteur Pascal, qui vient de faire la macabre découverte de l'oncle Macquart, réduit à un tas de cendre et une mare de graisse, conclut avec un certain lyrisme : 

    Vois-tu cela ? Être ivre au point de ne pas sentir qu’on brûle, s’allumer soi-même comme un feu de la Saint-Jean, se perdre en fumée, jusqu’au dernier os ! Hein ? vois-tu l’oncle parti pour l’espace, d’abord répandu aux quatre coins de cette pièce, dissous dans l’air et flottant, baignant tous les objets qui lui ont appartenu, puis s’échappant en une poussière de nuée par cette fenêtre, lorsque je l’ai ouvertes’envolant en plein ciel, emplissant l’horizon… Mais c’est une mort admirable ! disparaître, ne rien laisser de soi, un petit tas de cendre et une pipe, à côté !

    Emile Zola, Le docteur Pascal 

    On sourit à cette scène rocambolesque. Comment croire à un tel phénomène ?

    Zola s'est certainement souvenu d'un cas littéraire antérieur de combustion spontanée. Charles Dickens fait disparaître ainsi le chiffonnier Krook, un ivrogne, personnage de son roman Bleak House (La maison d'Âpre-Vent), publié en 1852-1853 :

    William prend la chandelle ; nos deux amis, plus morts que vifs, descendent l’escalier en se tenant par la main et ouvrent la porte de l’arrière-boutique. Le chat s’est réfugié dans un coin, et, le poil hérissé, montre les dents à quelque chose qui est par terre, devant la cheminée. Il n’y a presque plus de feu dans la grille ; mais une vapeur suffocante emplit la chambre, et le plafond et les murs sont revêtus d’un enduit visqueux et noirâtre. Les chaises, la table et la bouteille, qu’on y voit presque  toujours, sont à leur place ordinaire ; sur le dos du fauteuil, se trouvent la casquette de fourrure et l’habit du vieillard.

    "Voyez, murmure le locataire en signalant d’une main tremblante ces objets à l’attention de M. Guppy ; je vous le disais bien ; lorsque je le quittai ce soir, il ôta, pour y prendre le paquet de lettres qui s’y trouvait, sa casquette, qu’il accrocha au dos du fauteuil, où était déjà son paletot, qu’il avait quitté pour fermer la boutique ; et je le laissai feuilletant ces lettres, juste à l’endroit où vous voyez sur le plancher ce petit tas de braise."

    [...]

    "Tenez, reprend Tony ; au pied de cette chaise, il y a un méchant petit bout de ficelle rouge, de cette ficelle qui sert à lier les paquets de plumes ; c’était ça qui entourait les lettres. Krook l’a défait devant moi, tandis qu’il me regardait en ricanant, et l’a jeté où il est encore ; je l’y ai vu tomber."

    [...]

    Un petit endroit du plancher est complétement carbonisé ; à côté, sont les restes noircis d’un paquet de papier brûlé ; mais ils n’ont pas cette légèreté qui leur est ordinaire, et l’on dirait qu’ils ont trempé dans quelque chose de gras ; plus loin,… est-ce un éclat de bois brûlé recouvert de cendre, ou un morceau de charbon ?… Horreur ! c’est le vieux Krook ! Cette braise huileuse, d’où s’éloignent en courant les deux amis, qui laissent tomber la chandelle et se précipitent dans la rue, voilà tout ce qui reste du vieillard.

    Charles Dickens, Bleak House

    Dickens n'avance aucune explication pour la disparition de Krook. En revanche, c'est probablement par souci scientifique que Zola explique le déclenchement de la combustion du corps de Macquart, par ailleurs saturé d'alcool, par la chute de sa pipe allumée. Mais les cas habituellement décrits de combustion spontanée ou autocombustion ne mettent en principe aucun activateur en cause ! 

    Une explication scientifique a été proposée pour résoudre l'énigme de l'autocombustion : un activateur serait bien présent au départ de la combustion, mais, vite éliminé, il ne déclencherait pas d'incendie. C'est alors la graisse du corps qui se consumerait avec des flammes très courtes, propagées le long du corps par les vêtements, jouant le rôle de la mèche d'une bougie. Le processus prendrait plusieurs heures. 

    Une catastrophe sur Speranza

     Je vous laisse méditer sur le phénomène de l'autocombustion et vous emmène sur l'île Speranza, où Robinson Crusoé s'est établi après son naufrage. Son compagnon Vendredi, un Indien dont il a fait son esclave, apprécie beaucoup le tabac de Robinson, dont celui-ci use pourtant avec parcimonie, pour l'économiser.

    [Vendredi] avait découvert le barillet à tabac, et il fumait la longue pipe de Van Deyssel en cachette de son maître. [...]

    Vendredi mit le barillet sous son bras et alla s'installer dans la grotte. Tout son plaisir était perdu quand il fumait en plein air, mais il savait que s'il avait fumé dans l'une des maisons, l'odeur l'aurait immanquablement trahi. [...]

    A une vingtaine de pas de l'entrée de la grotte, il s'est construit une manière de chaise longue avec des sacs et des tonneaux. A demi renversé en arrière, il tire profondément sur le bec de corne de la pipe. Puis ses lèvres laissent filtrer un filet de fumée qui se divise en deux et se glisse sans aucune perte dans ses narines. La fumée accomplit alors sa fonction majeure : elle meuble et sensibilise ses poumons, elle rend conscient et comme lumineux cet espace caché dans sa poitrine, et qui est ce qu'il y a en lui de plus aérien et de plus spirituel. Enfin il expulse doucement le nuage bleu qui l'habitait. A contre-jour, devant l'ouverture éclairée de la grotte, la fumée déploie une pieuvre mouvante, pleine d'arabesques et de lents tourbillons qui grandit, monte et devient de plus en plus ténue... Vendredi rêve de longues minutes et s'apprête à tirer une nouvelle bouffée de sa pipe, quand l'écho lointain de cris et d'aboiements parvient jusqu'à lui. Robinson est revenu plus tôt que prévu, et il l'appelle d'une voix qui ne présage rien de bon. [...] Vendredi se lève. Que faire de la pipe ? Il la jette de toutes ses forces dans le fond de la grotte. Puis il marche bravement vers le châtiment. Robinson a dû découvrir la disparition du barillet car il écume de fureur. Il lève la chicote. C'est alors que les quarante tonneaux de poudre noire parlent en même temps. Un torrent de flammes rouges jaillit de la grotte. Dans une dernière lueur de conscience, Robinson se sent soulevé, emporté, tandis qu'il voit le chaos rocheux qui surmonte la grotte culbuter comme un jeu de construction.

    Dans l'explosion de la poudrière, disparaissent tous les biens et les équipements que Robinson avait patiemment accumulés et construits. La grotte s'est effondrée, le cèdre tutélaire de l'île, fragilisé, tombera le lendemain. Robinson et Vendredi s'en sortent miraculeusement indemnes, mis à part des contusions et du poil roussi. En revanche, le chien Tenn n'a pas eu autant de chance. 

    Vendredi le palpa longuement. Il n'avait rien de brisé, il n'avait même rien du tout apparemment, mais il était indiscutablement mort. Pauvre Tenn, si vieux, si fidèle, l'explosion l'avait peut-être fait mourir tout simplement de peur !

    Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique

     J'achève ici, avec Robinson, mon voyage en tabagie, en proposant la lecture de quelques articles sur internet.

    Quelques références :


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