• Le plus beau dîner du monde

    Tel est le titre de cette nouvelle de Villiers-de-l'Isle-Adam, parue dans La Semaine parisienne en 1874. Elle épingle la bourgeoisie, sa nullité pompeuse et sa cupidité hypocrite.

    Attention, ceux qui aimeraient disposer d'un menu tout prêt pour participer à l'émission Un dîner presque parfait seront déçus : aucune recette, aucun nom de plat susceptible de mettre l'eau à la bouche ne seront proposés ici.

     

     

     

    Deux notaires rivalisent pour offrir le plus beau dîner du monde aux notables d'une petite ville de province.

    C'est  Me Percenoix, "l’ange de l’Emphytéose", qui s'engage le premier dans cet ambitieux défi. Je précise au passage que l'emphytéose ou bail emphytéotique est un bail de longue durée, de 18 à 99 ans, donnant des droits importants au locataire.

    Le jour venu, 17 convives (dont une seule femme !) se pressent chez leur hôte, impatients de découvrir ce dîner presque parfait.

    La salle était haute, agréable, bien éclairée ; tout était bien servi. Le dîner était simple : deux potages, trois entrées, trois rôtis, trois entremets, des vins irréprochables, une demi-douzaine de plats divers, puis le dessert.

    Mais tout était exquis !

    De sorte que, en y réfléchissant, le dîner, eu égard aux convives et à leur nature, était, précisément, pour eux « le plus beau dîner du monde ! » Autre chose eût été de la fantaisie, de l’ostentation, — eût choqué. Un dîner différent eût, peut-être, été qualifié d’atellane, eût éveillé des idées d’inconvenance, d’orgie…, et madame Lecastelier se fût levée. Le plus beau dîner du monde n’est-il pas celui qui est à la pleine satisfaction du goût de ses convives ?

    Après le café, le rival de Me Percenoix, Me Lecastelier, "l’ange du Paraphernal", ne peut que relever le gant : il donnera un plus beau dîner, "l'année prochaine". Pour ne pas vous laisser dans l'ignorance, j'ajoute que le terme paraphernal qualifiait autrefois, dans le régime dotal, un bien propre de l'épouse dont elle gardait la jouissance et l'administration.

    Devant tant de présomption, les convives se séparent. L'année se passe dans une attente fébrile. Le jour dit, ils se retrouvent chez Me Lecastelier : 

    Puis, l’on entra chez M. et madame Lecastelier, et l’on pénétra dans la salle à manger. Une fois assis, après les cérémonies, les convives, en parcourant le menu d’un œil sévère, s’aperçurent, avec une stupeur menaçante, que c’était le même dîner !

    Bien sûr, Me Percenoix jubile. Mais attention au coup de théâtre ! 

    Percenoix ne cherchait même pas à dissimuler la joie d’un triomphe qu’il crut désormais assuré. Et l’on déplia les serviettes.

    Ô surprise ! Chacun trouvait sur son assiette, — quoi ?… — ce qu’on appelle un jeton de présence, — une pièce de vingt francs.

    Le dîner se déroule ensuite, très brillant.

    Au moment du café, les convives font le point :

    — C’est le même dîner ?

    — Oui, le même.

    Puis, après un soupir, un silence et une grimace méditative :

    — Le même, absolument.

    — Cependant, n’y avait-il pas quelque chose ?

    — Oui, oui, il y avait quelque chose !

    — Enfin, — là, — il est plus beau !

    — Oui, c’est curieux. C’est le même… et, cependant, il est plus beau !

    — Ah ! voilà qui est particulier !

    Mais en quoi était-il plus beau ? Chacun se creusait inutilement la cervelle.

    On se croyait, tout à coup, le doigt sur le point précis qui légitimait cette impression indéfinissable de différence que chacun ressentait — et l’idée, rebelle, s’enfuyait comme une Galathée qui ne voudrait pas être vue.

     


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