• Festin chez Trimalcion

    Le Satyricon, écrit en latin vers la fin du 1er siècle, est l'un des premiers romans de la littérature mondiale.Il est composé de plusieurs récits enchâssés, parmi lesquels celui du festin chez Trimalcion représente le tiers de l'oeuvre qui nous est parvenue. 

    Dans une cité de Campanie, Encolpe, Ascylte et Giton sont invités au festin offert par Trimalcion, un esclave Syrien affranchi, dans sa somptueuse villa. 

    Festin chez Trimalcion

    Voici le menu de ce festin de la Rome décadente. La plupart des plats font l'objet de mises en scène complexes, très théâtrales. Le faux-semblant est cultivé avec constance par le maître des lieux, le fortuné Trimalcion.

    Premiers hors-d'oeuvre : olives blanches et noires , loirs au miel et aux pavots, saucisses grillées, prunes de Syrie et grenades.

    Sur le plateau des hors-d'oeuvre était un petit âne en bronze de Corinthe portant un bissac qui contenait des olives d'un côté blanches, de l'autre noires. Il avait sur le dos deux plats d'argent sur le bord desquels était gravé le nom de Trimalcion avec les poids de l'argent. Des surtouts en forme de ponts supportaient des loirs accommodés avec du miel et des pavots. Il y avait aussi, posées sur un gril d'argent, des saucisses grésillantes et, sous le gril, des prunes de Syrie avec des grains de grenade.

    La poule aux faux oeufs de paon : bec-figue, jaune d'oeuf épicé, pâte

    [...] on apporte sur un dressoir une corbeille, dans laquelle était une poule en bois sculpté, les ailes ouvertes et arrondies, comme si elle couvait. Aussitôt deux esclaves s'avancent et, au son d'une symphonie, se mettent à fouiller la paille. Ils en retirent peu à peu des oeufs de paon qu'ils distribuent aux convives.

    Trimalcion contemple la scène. : « Mes amis, dit-il, j'ai fait mettre des oeufs de paon sous cette poule. Et, ma parole, j'ai peur qu'ils ne soient déjà couvés : voyons donc s'ils sont encore mangeables. » On nous remet à cette fin des cuillères qui ne pesaient pas moins d'une demi-livre, et nous brisons ces oeufs revêtus d'une pâte onctueuse imitant fort bien la coquille. Pour ma part, je fus sur le point de jeter le mien, car j'y voyais déjà remuer un poulet, quand j'entendis un vieux parasite s'écrier : « Ce doit être quelque chose de fameux » Ayant donc achevé de rompre la coquille, je découvre un bec-figue bien gras entouré de jaunes d'oeufs finement épicés.

    Les vins : vin miellé et falerne opimien centenaire

    Alors entrent deux Éthiopiens à la longue chevelure, munis de petites outres comme celles dont se servent ceux qui arrosent l'amphithéâtre. Ils nous versent du vin sur les mains. Quant à de l'eau, personne n'en apporte. On complimenta le maître de céans pour ce raffinement inédit. « Mars, dit-il, aime l'égalité. Je fais donc assigner à chacun sa table. Ainsi, expliqua-t-il, ces esclaves puant la crasse, moins nombreux, nous feront moins chaud. » Aussitôt on apporte des amphores de cristal soigneusement cachetées, au col desquelles étaient pendues des étiquettes ainsi libellées : Falerne opimien de cent ans.

    Les douze signes du zodiaque : pois, rôti de boeuf, testicules et rognons, figues d'Afrique, matrice de truie vierge, toute, gâteau, poisson de mer, lièvre, langouste, oie, surmulets, mais aussi volailles grasses, ragoût de tétines de truies, lièvre, pain chaud, poissons à la saumure épicée.

    Cette oraison funèbre fut suivie du second service, dont l'importance ne répondit pas à notre attente. Cependant, une invention nouvelle attirait les regards. Un surtout arrondi portait, sur un cercle, les douze signes du zodiaque.

    L'architecte de ce chef-d'oeuvre avait placé au-dessus des mets appropriés, ayant un rapport quelconque avec eux. Sur le Bélier des pois tête de bélier, sur le Taureau un rôti de boeuf, sur les Gémeaux des testicules et des rognons, sur le Cancer une couronne, sur le Lion des figues d'Afrique, sur la Vierge une matrice de truie vierge, sur la Balance un peson tenant en équilibre d'une part une tourte, de l'autre un gâteau, sur le Scorpion un petit poisson de mer, sur le Sagittaire un lièvre, sur le Capricorne une langouste, une oie sur le Verseau, deux surmulets sur les Poissons. Au milieu, du gazon aux herbes joliment ciselées supportait un rayon de miel.

    Un esclave égyptien portait à la ronde le pain chaud dans une tourtière d'argent, tout en estropiant un hymne tiré du mime appelé le marchand de silphium. Nous attaquons sans enthousiasme des mets si communs : « Je vous en prie, dit Trimalcion, mangeons. Nous sommes ici pour cela. »

    Il dit, et, au son de la musique, quatre danseurs accourent qui enlèvent la partie supérieure du globe. Ceci fait, nous apercevons au-dessous, c'est-à-dire dans l'autre hémisphère, des volailles grasses, un ragoût de tétines de truies et, au beau milieu, un lièvre, si bien orné de plumes qu'il ressemblait à Pégase.

    Aux coins de ce surtout se dressaient quatre satyres dont les outres laissaient couler une saumure délicieusement épicée sur des poissons nageant dans cet Euripe de sauce.

    La valetaille donne le signal des applaudissements : nous suivons le mouvement et nous nous attaquons avec un sourire béat à cette chère délicate. Trimalcion, non moins réjoui par cette étonnante invention, ordonna : « Coupez ! » L'écuyer tranchant avance à l'ordre, et, en gestes cadencés, il divise les viandes au son de la musique : on eût dit le cocher parcourant l'arène au son de l'orgue hydraulique.

    Le sanglier : sanglier, marcassins de pâte, dattes de Syrie et de Thébaïde

    Nous ne savions pas à quoi nous attendre quand un grand bruit se fit hors de la salle. Et aussitôt des chiens de Laconie s'y précipitèrent en courant autour de la table. A leur suite venait un plateau sur lequel se carrait un sanglier de la plus forte taille. Il était coiffé d'un bonnet d'affranchi, et de ses défenses pendaient deux corbeilles, en branches de palmier, pleines, l'une de dattes de Syrie, l'autre de dattes de la Thébaïde. Il était entouré de marcassins, faits de pâte cuite au four qui, comme tendus vers les mamelles, indiquaient que c'était une laie. Nous fûmes autorisés à les emporter.

    Pour dépecer ce sanglier, ce ne fut pas ce Coupez qui avait servi les volailles qui se présenta, mais un barbu très grand, aux jambes entourées de bandelettes et portant un habit de chasseur. Tirant son couteau de chasse, il en donna un grand coup dans le flanc du sanglier : par la plaie béante sort un vol de grives. Des oiseleurs étaient là avec des gluaux qui, en un instant, s'emparèrent des oiseaux volant autour de la salle. Trimalcion en fait donner un à chacun de nous, et il ajoute : « Voyons un peu de quelle sorte délicate de glands se nourrissait ce gourmand. » Aussitôt des esclaves s'emparent des corbeilles suspendues aux défenses et distribuent par portions égales les dattes de Syrie et de Thébaïde aux soupeurs.

    Le porc : porc, saucisses et boudins

    Il aurait divagué longtemps, mais on servit l'énorme porc sur un plateau qui occupa toute la table. Nous nous récrions sur la diligence du cuisinier ; nous jurons qu'il n'y avait pas eu le temps de rôtir un poulet... Et ce d'autant plus que ce porc cuit nous paraissait beaucoup plus grand qu'un instant avant le porc vivant.

    Mais voilà que Trimalcion le scrute d'un regard qui se fait de plus en plus sévère : « Comment, comment, on ne l'a pas vidé ? Ma parole, il l'a oublié. Vite, vite, ici le cuisinier ! » Le pauvre diable avance et avoue qu'il a oublié... « Comment, oublié ? crie Trimalcion. On croirait à l'entendre qu'il a seulement négligé le poivre ou le cumin : Habit bas ! »

    Cela ne traîna pas. Le cuisinier est dépouillé et remis, désolé, entre les mains de deux bourreaux. Nous nous interposons, nous supplions : « Cela arrive souvent : Laissez-le, pour aujourd'hui. S'il recommence, personne ne prendra plus son parti... »

    Quant à moi, qui suis sans doute bien féroce, je ne pus me retenir de dire à l'oreille d'Agamemnon : « Je trouve que voilà un bien mauvais esclave. Néglige-t-on de vider un porc ! Pour ma part, je ne lui pardonnerais pas même d'oublier de vider un poisson. » Tel ne fut pas sans doute l'avis de Trimalcion, car, se déridant subitement, il s'écria gaîment : « Eh bien, puisque tu as si mauvaise mémoire, vide-le au moins maintenant devant nous. » Le cuisinier remet sa tunique, saisit un couteau, frappe au ventre de-ci de-là d'une main encore mal assurée. Ce ne fut pas long : des plaies béantes, entraînés par leur propre poids, se précipitent en avalanche des guirlandes de saucisses et de boudins.

    A ce prodige, tous les esclaves d'applaudir en criant : Vive Gaïus ! Non seulement le cuisinier fut admis à l'honneur de boire avec nous, mais il reçut une couronne d'argent, et la coupe qu'on lui présenta était de bronze de Corinthe.

    Le veau et le plateau de gâteaux : veau rôti, pâtisseries et fruits au safran

    [...]  la foule des esclaves accourut portant sur un immense plateau un veau, affublé d'un casque. Ajax les poursuivait. Tirant son épée comme un fou, il le découpa dans tous les sens, et piquant les morceaux de la pointe les distribua à l'assemblée ébahie.

    Nous n'eûmes pas longtemps le loisir d'admirer ces raffinements, car, subitement, le plafond se mit à craquer si terriblement que toute la salle trembla. Affolé, je me lève, craignant que quelque danseur de corde ne tombât sur mon dos du plafond ; les autres, non moins surpris, lèvent le nez pour voir ce qui allait tomber du ciel. Soudain, le plafond s'entr'ouvre et un vaste cercle se détachant de l'immense coupole descend sur nous tout chargé d'or et de vases à parfums en albâtre.

    On nous invite à les prendre pour les emporter. Quand nous baissons les yeux vers la table, nous voyons qu'en un clin d'oeil un plateau chargé de gâteaux avait surgi, avec au milieu un Priape, vrai chef-d'oeuvre de pâtisserie, qui selon l'usage portait dans sa robe relevée des fruits de toutes sortes et des raisins.

    Nous tendions déjà des mains avides vers cette machine quand tout à coup un nouveau changement à vue vint réveiller notre gaîté. Car de tous ces gâteaux et de tous ces fruits, au moindre contact jaillissaient des flots de safran qui venaient nous inonder de vagues odorantes en nous suffoquant presque.

    Les poulardes : poularde grasse et oeufs d'oie farcis

    Après ce bel arrêt on apporta des mattées dont le seul souvenir, vous pouvez me croire, me soulève encore le coeur, car au lieu de simples grives on nous servit à chacun une poularde bien grasse avec des oeufs d'oie farcis. Trimalcion insista beaucoup pour que nous y goûtions, en nous assurant qu'elles avaient été désossées. 

    Un menu dans le menu

    Arrive un nouveau convive, Habinnas, qui revient lui-même d'un dîner dont il s'empresse de donner le menu :

    Il y a eu d'abord un porc couronné de boudin et enguirlandé de saucisses, des gésiers parfaitement préparés, de la citrouille et du pain de ménage : je le préfère au pain blanc ; il fortifie et, avec lui, quand je fais mon affaire, je n'ai pas besoin de geindre.
    Le second service consistait en une tarte froide avec, dessus, du miel chaud, de délicieux miel d'Espagne ; je n'ai pas touché à la tarte, mais je me suis bien régalé de miel. Autour, des pois chiches, des lapins, des noix à volonté, mais seulement une pomme par tête. J'en ai cependant pris deux que voici dans ma serviette, car si je n'apportais pas quelque présent à mon esclave favori, j'aurais du bruit en rentrant chez moi.
    Mais Scintilla, ma femme, me rappelle fort à propos qu'on nous a servi aussi une pièce d'ours. Ayant eu l'imprudence d'en goûter, elle a rendu tripes et boyaux. Quant à moi, j'en ai mangé plus d'une livre, car il sentait le sanglier. Si, me disais-je, l'ours mange l'homme, à plus forte raison l'homme ne doit-il pas manger l'ours ?

    A la fin, nous avons eu du fromage mou, du vin cuit, quelques escargots, des morceaux de tripes, des foies en caisse, des oeufs farcis, des raves, de la moutarde, un petit plat de coquillages et une paire de jeunes thons. On a fait circuler aussi dans un ravier des olives marinées dont quelques convives effrontés prirent jusqu'à trois poignées. Quant au jambon, nous l'avons renvoyé intact.

    Le dernier service : pâté de grives, raisins secs, noix confites, coings lardés de clous de girofle, huîtres, pétoncles, escargots

    Et cette calamité n'aurait pas eu de fin si l'on n'eût apporté le dernier service ; un pâté de grives, des raisins secs, des noix confites. Vinrent ensuite des coings lardés de clous de girofle pour simuler des hérissons.

    Tout cela était supportable, sans un nouveau plat si monstrueux que nous aurions mieux aimé crever de faim que d'y toucher. Nous croyions voir une oie grasse, avec tout autour des poissons ou des oiseaux de toute espèce, quand Trimalcion nous détrompa : « Tout ce que vous voyez là, dit-il, est fait d'une seule chair. » Pour moi, en homme prudent, je crus comprendre aussitôt de quoi il retournait et, regardant Agamemnon : « Je serais bien étonné, lui dis-je, si tout cela n'est pas artificiel, ou du moins fait en terre. J'ai vu à Rome, pendant les saturnales, des festins entiers ainsi représentés. »

    Je n'avais pas fini quand Trimalcion dit : « Puissé-je voir croître encore, non pas mon embonpoint, mais mon patrimoine, aussi vrai que tout cela, mon cuisinier l'a fait rien qu'avec du porc. Il n'y a pas homme plus précieux au monde. On n'a qu'à commander : d'un ventre de truie, il vous fait un poisson ; du lard, une colombe ; d'un jambon, une tourterelle ; des intestins, une poule. En conséquence, j'ai tiré pour lui de mon cerveau fertile un nom superbe : je l'appelle Dédale. Et, à cause de ses bonnes idées, je lui ai fait venir de Rome des couteaux en acier de Norique. »
    Il les fit apporter aussitôt, les examina, les admira et nous donna finalement l'autorisation d'en essayer la pointe sur nos lèvres.
    Sur ces entrefaites entrent deux esclaves qui se disputaient comme s'ils avaient eu une querelle à la fontaine : en tout cas, ils portaient encore leurs cruches au cou. Trimalcion se mit en devoir de trancher leur différend. Au reste ni l'un ni l'autre ne voulaient rien entendre ; mais, au contraire, chacun d'eux frappe de son bâton la cruche de l'autre.

    Scandalisés de tant d'insolence, nous regardions ce combat d'ivrognes ; quand nous vîmes tomber des cruches des huîtres et des pétoncles : aussitôt un esclave les ramasse, les met sur un plat et les fait circuler.

    Pour ne pas être en reste de magnificence, l'ingénieux cuisinier nous apporte des escargots sur un gril d'argent, en chantant d'une voix affreuse et chevrotante.

    Tous les convives terminent au bain. Au petit matin, nos héros parviennent à s'échapper, alors que la fête ne semble toujours pas achevée...

     


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