• Un hêtre d'exception

    Le roman de Jean Giono, Un roi sans divertissement, s'ouvre sur la description d'un arbre remarquable, un hêtre. 

    Est-ce là le héros de l'histoire ? On pourrait le penser. Cet arbre semble intemporel : il est là, imposant, aujourd'hui (le roman est écrit en 1946), occupant tout l'espace visuel.

    Pourtant, le focus se déplace brusquement sur le mystère de disparitions et de crimes dans le village un siècle plus tôt, en 1843. Le hêtre était déjà là, plus jeune, déjà important. Mais, passé au second plan, il n'est déjà plus qu'un personnage secondaire.

    Puis, au gré des narrateurs successifs, le focus se déplace définitivement sur un nouveau personnage, Langlois, que l'on ne quitte plus jusqu'à la fin du roman. 

    Le livre est parti parfaitement au hasard, sans aucun personnage. Le personnage était l'Arbre, le Hêtre. Le départ, brusquement, c'est la découverte d'un crime, d'un cadavre qui se trouva dans les branches de cet arbre. Il y a eu d'abord l'Arbre, puis la victime, nous avons commencé par un être inanimé, suivi d'un cadavre, le cadavre a suscité l'assassin tout simplement, et après, l'assassin a suscité le justicier. C'était le roman du justicier que j'ai écrit. C'était celui-là que je voulais écrire, mais en partant d'un arbre qui n'avait rien à faire dans l'histoire.

    Jean Giono

    Frédéric a la scierie sur la route d'Avers. Il y succède à son père, à son grand-père, à son arrière-grand-père, à tous les Frédéric.

    C'est juste au virage, dans l'épingle à cheveux, au bord de la route. Il y a là un hêtre ; je suis bien persuadé qu'il n'en existe pas de plus beau : c'est l'Apollon-citharède des hêtres. Il n'est pas possible qu'il y ait, dans un autre hêtre, où qu'il soit, une peau plus lisse, de couleur plus belle, une carrure plus exacte, des proportions plus justes, plus de noblesse, de grâce et d'éternelle jeunesse : Apollon exactement, c'est ce qu'on se dit dès qu'on le voit et c'est ce qu'on se redit inlassablement quand on le regarde. Le plus extraordinaire est qu'il puisse être si beau et rester si simple. Il est hors de doute qu'il se connaît et qu'il se juge. Comment tant de justice pourrait-elle être inconsciente? Quand il suffît d'un frisson de bise, d'une mauvaise utilisation de la lumière du soir, d'un porte-à-faux dans l'inclinaison des feuilles pour que la beauté, renversée, ne soit plus du tout étonnante.

    Un hêtre d'exception

    Le hêtre décrit par Giono doit ressembler au hêtre de Ponthus, dans la forêt de Brocéliande, ci-dessus.

    C'est sur cette page, décrivant un hêtre hors du commun, que s'ouvre le roman. 

    Au printemps 1844, un siècle plus tôt, "c'était déjà le plus beau hêtre qu'on ait jamais vu" :

    Dans le printemps c'est un dieu ! Avec son épais pelage de bourgeons qui le couvrent comme de la dépouille d'un de ces énormes taureaux d'or du temps d'avant les voûtes.

    A l'automne 1844, c'est déjà un arbre fascinant !

    Le hêtre de la scierie n'avait pas encore, certes, l'ampleur que nous lui voyons. Mais, sa jeunesse (enfin, tout au moins par rapport avec maintenant) ou plus exactement son adolescence était d'une carrure et d'une étoffe qui le mettaient à cent coudées au-dessus de tous les autres arbres, même de tous les autres arbres réunis. Son feuillage était d'un dru, d'une épaisseur, d'une densité de pierre, et sa charpente (dont on ne pouvait rien voir, tant elle était couverte et recouverte de rameaux plus opaques les uns que les autres) devait être d'une force et d'une beauté rares pour porter avec tant d'élégance tant de poids accumulé. Il était surtout (à cette époque) pétri d'oiseaux et de mouches ; il contenait autant d'oiseaux et de mouches que de feuilles. Il était constamment charrue et bouleversé de corneilles, de corbeaux et d'essaims; il éclaboussait à chaque instant des vols de rossignols et de mésanges; il fumait de bergeronnettes et d'abeilles ; il soufflait des faucons et des taons ; il jonglait avec des balles multicolores de pinsons, de roitelets, de rouges-gorges, de pluviers et de guêpes. C'était autour de lui une ronde sans fin d'oiseaux, de papillons et de mouches dans lesquels le soleil avait l'air de se décomposer en arcs-en-ciel comme à travers des jaillissements d'embruns. Et, à l'automne, avec ses longs poils cramoisis, ses mille bras entrelacés de serpents verts, ses cent mille mains de feuillages d'or jouant avec des pompons de plumes, des lanières d'oiseaux, des poussières de cristal, il n'était vraiment pas un arbre. Les forêts, assises sur les gradins des montagnes, finissaient par le regarder en silence. Il crépitait comme un brasier ; il dansait comme seuls savent danser les êtres surnaturels, en multipliant son corps autour de son immobilité; il ondulait autour de lui-même dans un entortillement d'écharpes, si frémissant, si mordoré, si inlassablement repétri par l'ivresse de son corps qu'on ne pouvait plus savoir s'il était enraciné par l'encramponnement de prodigieuses racines ou par la vitesse miraculeuse de la pointe de toupie sur laquelle reposent les dieux. Les forêts, assises sur les gradins de l'amphithéâtre des montagnes, dans leur grande toilette sacerdotale, n'osaient plus bouger. Cette virtuosité de beauté hypnotisait comme l'œil des serpents ou le sang des oies sauvages sur la neige. Et, tout le long des routes qui montaient ou descendaient vers elle, s'alignait la procession des érables ensanglantés comme des bouchers.

     Vient l'hiver. 

    Frédéric, le propriétaire de la scierie, surprend un homme descendant du hêtre. A son tour, il monte dans l'arbre.

    Voilà mon Frédéric II sur l'enfourchure du tronc, à l'endroit d'où partaient les branches maîtresses. [...]

    Des quatre branches maîtresses qui, à partir de là s'écartaient les unes des autres, la plus grosse (large à elle seule comme un paquet de trois hommes) était toute balayée de sa neige. On voyait que l'homme était descendu de là. D'ailleurs, de loin en loin, pour aider, toujours les clous de charpentier.

    "Cré coquin !" Frédéric II empoigne les clous et monte. Il monte. Sous lui, la brume se refermait, de plus en plus épaisse, et autour de lui. Et il sent que la branche, au lieu de s'amenuiser comme c'est la règle, s'épaissit au contraire. Ca arrive : ce sont des sortes de chancres qui dilatent le bois. Celui-ci était dilaté au point maintenant d'avoir au moins l'épaisseur de cinq hommes ; en même temps que la direction de la branche avait tendance à devenir horizontale.

    C'est là dans "cette sorte de nid étrange, large comme une cuve, que le chancre avait creusé dans l'énorme branche", qu'il trouve le corps sans vie de Dorothée. On y trouvera également les ossements des trois premières victimes du tueur.

    Car l'arbre majestueux, l'arbre divin que l'on comparait à Apollon, l'arbre noble, gracieux et éternellement jeune, est cependant malade : sa chair est rongée par un chancre, un cancer qui déforme sa branche, comme s'il s'agissait d'un membre de chair, et le rend en quelque sorte monstrueux. Monstrueux dans son bois tordu et dilaté, monstrueux parce qu'il cache, comme dans un nid, quatre cadavres, autre abomination.

    A partir de cet instant, et surtout une fois le tueur en série mit hors d'état de nuire, nous n'entendrons plus parler du grand hêtre, qui s'est définitivement effacé dans la brume.


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