• Photographie, réalité et vérité

    Nous connaissons tous, aujourd'hui, les manipulations qui peuvent être appliquées aux images transmises par les media, photographies de publicité, de mode ou de presse. 

    Tous autant que nous sommes, nous sommes également amenés à plus ou moins "tricher" avec nos propres clichés : un recadrage pour éliminer des éléments secondaires ou disgracieux (voire gênants), un petit rééquilibrage des couleurs pour donner un peu de chaleur, une modification de la luminosité pour des clichés surexposés ou trop sombres, une amélioration de la netteté, une correction des yeux rouges, un petit montage pour jouer ou embellir... Le besoin de restituer l'image réelle que l'on a vue de nos yeux, telle qu'elle s'est inscrite dans notre souvenir, est sans doute légitime. Le souci de modifier l'image physique pour la faire coïncider avec l'image idéale que l'on voudrait garder ou transmettre l'est peut-être un peu moins. 

     

    La photographie est née en 1826. Ce procédé révolutionnaire a permis soudain de rendre compte de la réalité, sans doute pas parfaitement, puisqu'il ne ne restituait pas les couleurs et ne pouvait capter les objets en mouvement, mais bien plus fidèlement que ne le faisait jusque là la peinture, qui dépendait à la fois de l'interprétation de l'artiste, du temps d'exécution et, éventuellement, des exigences du commanditaire.  

    Pourtant, probablement assez vite, la photographie a commencé à tricher, précisément parce qu'elle s'est retrouvée chargée de présenter la réalité et qu'elle avait à jouer le rôle de preuve.  

    Les trois exemples de manipulation d'images ci-dessous sont bien antérieurs à la photographie numérique et à ses possibilités infinies de trucage. Ils laissent une impression étrange. Dans chaque cas, l'auteur a cherché à montrer la réalité en la maquillant. Mais la dénonciation de leur trucage les discrédite et  affaiblit la portée de leur témoignage.

    Le cas du général Grant

    L'une des premières photographies historiques trafiquées est peut-être celle du général Grant aux armées.

    Ulysses Grant, 18ème président des Etats-Unis, est surtout célèbre pour avoir dirigé les armées nordistes au cours de la guerre de Sécession. Il a donc joué un rôle de premier plan dans la victoire de l'Union et par conséquent dans l'histoire des Etats-Unis. Dans ce contexte, il était assez naturel que le général Grant soit représenté dans son rôle de leader. 

    Voilà donc une photographie où notre général apparaît devant les troupes, à City Point (Virginie), en 1864 ou 1865. (Library of Congress http://www.loc.gov/pictures/item/2007681056/). City Point est le lieu où le général Grant installe son quartier général à partir de juin 1864.

    Photographie, réalité et vérité

    1) Le général Grant à City Point

    Curieusement, il ne semble pas que l'on dispose d'autre photographie du général au milieu des troupes. On dispose en revanche de plusieurs photographies en uniforme. En particulier, un cliché pris à Cold Harbor (Virginie) le représente debout dans le campement. Les combats de Cold Harbor se sont déroulés au début du mois de juin 1864. Grant vient d'être nommé lieutenant-général des armées de l'Union et porte sur l'épaulette les 3 étoiles de son grade.

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    2) Le général Grant à Cold Harbor

    Voici un autre cliché représentant un  général de l'Union. Il s'agit du général de division Alexander McCook, photographié en 1864 près de Washington, à cheval.

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    3) Le général Alexander McCook

    Une dernière photographie nous montre un camp de prisonniers Confédérés, après la bataille de Fisher's Hill, remportée par l'Union en septembre 1864.

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    4) Bataille de Fisher's Hill

    Il n'est pas difficile de constater que le général Grant a le même visage sur les photos 1) et 2), que son corps, son uniforme et son cheval se retrouvent sur la photo 3), et que l'arrière-plan de la photo 1) est le sujet de la photo 4). Eh oui ! la photographie du général Grant à City Point est un montage de trois clichés différents. 

    Ce montage aurait été réalisé en 1902 par Levin C. Handy, neveu du photographe de guerre Mathew Brady, celui-là même à qui on doit la photographie du général à Cold Harbor. 

    Il s'agit d'ailleurs d'un montage pas très réussi : la tête du général fait un angle bizarre avec le reste du corps et sa silhouette est trop corpulente ; en outre, l'uniforme ne porte qu'une étoile, alors que Grant était général à trois étoiles...

    Pour autant, si cette photographie ne traduit pas la réalité, trahit-elle la vérité ? Sans doute pas, car Grant a bien été général en chef, a bien dirigé les troupes de l'Union, et s'est effectivement trouvé à City Point. Malgré les maladresses de mise en scène, il s'agit bien d'une représentation de la vérité, sinon de la réalité à un instant T.

    A la décharge de Levin C. Handy, il faut reconnaître que personne ne serait allé remettre en question la même scène, représentant le général Grant devant ses troupes, si elle avait été peinte sur toile plutôt que couchée sur du papier photo. Qui irait crier au scandale au sujet de la gravure ci-dessous, qui représente le général  en pleine bataille, dans une attitude autrement plus valorisante que celle de la photographie de City Point ? Pourtant, la scène est tout simplement improbable, réunissant dans le même cadre réduit un cavalier, un canon, des soldats chargeant, des blessés...

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    La technique du déplacement de corps

    Restons un peu sur le sujet de la guerre de Sécession.

    Alexander Gardner est un des premiers photographes de guerre. On lui doit les premières photographies de champ de bataille et de soldats morts au combat. Ses photos furent publiées en 1865, permettant ainsi à toute l'Amérique de prendre conscience des réalités de la guerre civile. 

    Parmi les clichés publiés, voici deux photographies prises sur le champ de bataille de Gettysburg. Cette bataille, qui s'acheva par une victoire importante de l'armée de l'Union, se déroula sur trois jours, en juillet 1863.

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    A gauche, A sharpshooter's last sleep (Le dernier sommeil d'un tireur d'élite).
    A droite, The home of a rebel sharpshooter (La maison d'un tireur d'élite rebelle).

    Un siècle plus tard, une étude approfondie de ces photographies a permis de découvrir qu'il s'agissait sur les deux clichés du cadavre du même soldat sudiste ! Gardner aurait donc déplacé le corps entre deux prises de vue et l'aurait mis en scène.

    La 1ère photo, chronologiquement, serait celle de gauche. Nous sommes aux environs d'un lieu dénommé Devil's Den. C'est sans doute là que le soldat est tombé, mortellement blessé. La 2nde photo se situe dans une niche entre les rochers, à une quarantaine de mètres de la précédente scène. Le visage tourné vers le photographe, le fusil posé contre la barricade sont des éléments qui ont permis de dramatiser la scène.

    Il paraît que ce procédé est connu depuis des journalistes sous le nom de "moving the body". 

    Il s'agit bien encore ici d'une manière de rendre compte de la vérité, mais en déformant la réalité.

    La guerre d'Espagne

    Robert Capa est  un photoreporter d'origine hongroise, qui sera naturalisé américain. Couvrant la guerre d'Espagne, il est l'auteur d'un célèbre cliché représentant un Républicain touché par une balle, saisi dans sa chute. Cette photo dramatique est devenue un symbole de la guerre d'Espagne. La photo a été prise le 5 septembre 1936, jour de la mort de Federico Borrell Garcia, un militant anarchiste.

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     Mort d'un soldat républicain (Robert Capa)

    En 2009, après examen des planches contact, on a découvert que la photo n'aurait pas été prise à Cerro Muriano, comme cela était annoncé, mais à Espejo, à une cinquantaine de kilomètres, lieu où aucun combat n'eut lieu le 5 septembre 1936. En outre, Robert Capa aurait pris le même jour et exactement au même endroit deux photographies d'un Républicain tombant, coïncidence amenant à douter de l'authenticité du cliché. 

    Photographie, réalité et vérité

    Voici la 2ème photo incriminée. 

     


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