• J'ai plaqué mon chêne...

    ...
    Comme un saligaud
    Mon copain le chêne
    Mon alter ego...

    J'ai plaqué mon chêne
    Comme un saligaud
    Mon copain le chêne
    Mon alter ego
    On était du même bois
    Un peu rustique un peu brut
    Dont on fait n'importe quoi
    Sauf naturell'ment les flûtes
    J'ai maint'nant des frênes
    Des arbres de Judée
    Tous de bonne graine
    De haute futaie
    Mais toi, tu manques à l'appel
    Ma vieille branche de campagne
    Mon seul arbre de Noël
    Mon mât de cocagne

    Auprès de mon arbre
    Je vivais heureux
    J'aurais jamais dû
    M'éloigner d' mon arbre
    Auprès de mon arbre
    Je vivais heureux
    J'aurais jamais dû
    Le quitter des yeux

    [...]

    Georges Brassens   Auprès de mon arbre

    Bonheur perdu

    Le premier couplet et le refrain de la célèbre chanson de Georges Brassens se complètent. Le sens nous en paraît tout simple et évident : l'auteur a quitté son milieu familier, représenté ici par un arbre, pour un nouvel environnement, et le regrette.

    Les couplets suivants le confirment : il regrette sa vieille pipe, troquée contre une pipe d'écume, la compagne qu'il a abandonnée, et sa mansarde, maintenant qu'il vit à l'abri de la pluie. 

    Il s'agit bien de la nostalgie d'un bonheur passé, simple et sans prétention, que ne peuvent compenser l'aisance matérielle et le confort. 

    Un ami

    On peut voir dans ce chêne autre chose qu'un arbre, qui cache peut-être une forêt : ne représente-t-il pas en l'occurrence une personne, et plus précisément un ami perdu de vue ?

    Plusieurs éléments justifient cette interprétation :

    • Le titre "auprès de mon arbre" rappelle irrésistiblement une chanson traditionnelle, célébrant la nostalgie d'une présence aimée :

    Auprès de ma blonde
    Qu'il fait bon, fait bon, fait bon.
    Auprès de ma blonde
    Qu'il fait bon dormir !

    Il s'agit d'une marche militaire du 18e siècle, Le prisonnier de Hollande

    Ou encore cette chanson traditionnelle des Pyrénées :

    Mon Dieu que j’en suis à mon aise
    Quand ma mie est auprès de moi,
    Tout doucement je la regarde,
    Et je lui dis « embrasse moi ».

    Encore une chanson de soldats : celui-ci quitte sa bien-aimée pour aller "dans le Piémont servir le Roi". 

    • Le vocabulaire choisi se rapporte clairement à une personne, et non à un objet inerte : "mon copain", "mon alter ego", "ma vielle branche", "tu manques à l'appel".

    Même l'expression "on était du même bois" appartient clairement au lexique définissant les personnes et les caractères. "Etre du même bois" ou "être taillé dans le même bois" signifie se ressembler, avoir un tempérament semblable. 

    Le texte de la première ligne de la chanson évoque bel et bien une rupture affective brutale : "j'ai plaqué mon chêne", comme l'on plaque un conjoint ou un ami. Certes, il s'agit également d'un jeu de mots avec le bois de placage, et c'est en cela que la métaphore avec l'arbre est brillante.  

    • Georges Brassens écrit qu'il a maintenant "des frênes, des arbres de Judée". C'est-à-dire des arbres dans son jardin ? Ou bien des amis, des relations ? Il a remplacé un arbre unique, solide, avec lequel il avait une relation intime, par une multiplicité d'arbres, des frênes (un jeu de mot avec 'frères' ?) et des arbres de Judée : n'oublions pas que, selon la légende, Judas, après avoir vendu Jésus pour 30 deniers, se serait pendu à un arbre de Judée.
      Ne faut-il pas comprendre qu'il a remplacé l'ami d'enfance fidèle, par de simples relations, plus raffinées, certes, mais peut-être moins fiables, voire traîtresses ?

    Le bois dont on ne fait pas les flûtes

    "Etre du bois dont on fait les flûtes" signifie être extrêmement complaisant, servile ou timoré dans ses opinions.

    Selon Alain Rey (Dictionnaire des expressions et locutions, Robert éd. 1989), l'expression avait une variante au 17e siècle qui était "être du bois dont on fait les vielles", le bois employé pour la fabrication de ces instruments devant être très souple. La métaphore s'articulerait sur l'idée d'accord. 

    Le Littré (éd. 1863) considère pour sa part que l'expression est une allusion à la légèreté et au creux des bois dont on fait les flûtes.

    Jean-Claude Bologne (Qui m'aime me suive, dictionnaire commenté des allusions historiques, Larousse éd. 2007) avance une tout autre explication. Pour lui, l'expression est née sous Louis-Philippe. Il raconte qu'André Dubois, président de la Cour d'assises et député d'Angers en 1833, avait été épinglé par un article du tout nouveau journal satirique Charivari, qui lui reprochait sa frilosité politique. L'article, titré Dubois dont on fait les flûtes, faisait ainsi le portrait du magistrat : 

    Il appartient à cette race d'ilotes bicéphales à qui maintenant, sous peine de destitution ou de non-avancement, il est interdit, en principe, d'avoir des pensées politiques autrement faites que celles de leur chef immédiat. 

    Le journal fut poursuivi et condamné pour une telle attaque. En représailles, le Charivari continua à citer le nom du député Dubois toujours assorti du jeu de mots ironique : "dont on fait les flûtes", élargissant ensuite ce trait d'esprit à tous les conservatismes. 

    Pour ma part, il me semble que cette explication historique ne remet pas en question la version d'Alain Rey. Il paraît en effet logique que le Charivari se soit servi d'une expression déjà  bien connue du public, en la détournant au détriment du magistrat député. Sinon, où serait le sel de cette moquerie ?
    Pour s'en assurer, il faudrait vérifier si l'expression "du bois dont on fait les flûtes" était attestée avant 1833.

    Mais voilà une autre piste, fournie par le site histoire-genealogie.com. On nous dit que l'expression "du bois dont on fait les flûtes" serait une référence, non aux instruments de musique, mais aux navires trois-mâts hollandais appelés 'flûtes', connus par la marine française comme corvettes de charge. Dans ce contexte, le bois recherché pour la charpente devait s'adapter exactement aux formes voulues. 

    Nous ignorons, au bout du compte, si Brassens connaissait l'affaire du député Dubois ou les flûtes hollandaises... 
    J'avancerais bien une autre hypothèse pour expliquer le recours de Brassens à cette expression : le matériau auquel je pense spontanément pour une flûte, ce n'est pas du bois, mais du roseau. Et le roseau associé au chêne me fait immédiatement penser à la fable de La Fontaine Le chêne et le roseau :

    Le Chêne un jour dit au Roseau :
    "Vous avez bien sujet d'accuser la Nature ;
    Un Roitelet pour vous est un pesant fardeau.
    Le moindre vent, qui d'aventure
    Fait rider la face de l'eau,
    Vous oblige à baisser la tête :
    Cependant que mon front, au Caucase pareil,
    Non content d'arrêter les rayons du soleil,
    Brave l'effort de la tempête.
    Tout vous est Aquilon, tout me semble Zéphyr.
    Encor si vous naissiez à l'abri du feuillage
    Dont je couvre le voisinage,
    Vous n'auriez pas tant à souffrir :
    Je vous défendrais de l'orage ;
    Mais vous naissez le plus souvent
    Sur les humides bords des Royaumes du vent.
    La nature envers vous me semble bien injuste.
    - Votre compassion, lui répondit l'Arbuste,
    Part d'un bon naturel ; mais quittez ce souci.
    Les vents me sont moins qu'à vous redoutables.
    Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu'ici
    Contre leurs coups épouvantables
    Résisté sans courber le dos ;
    Mais attendons la fin. "Comme il disait ces mots,
    Du bout de l'horizon accourt avec furie
    Le plus terrible des enfants
    Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs.
    L'Arbre tient bon ; le Roseau plie.
    Le vent redouble ses efforts,
    Et fait si bien qu'il déracine
    Celui de qui la tête au Ciel était voisine
    Et dont les pieds touchaient à l'Empire des Morts.

    Pourquoi Brassens n'aurait-il pas pensé également à cette fable, en affirmant que son ami le chêne et lui n'étaient pas d'un bois dont on fait les flûtes ?

    Enfin, je pense à l'expression familière "se tirer les flûtes", qui signifie s'enfuir , se sauver, les jambes étant comparées à des flûtes. En affirmant : 

    On était du même bois
    Un peu rustique un peu brut
    Dont on fait n'importe quoi
    Sauf naturell'ment les flûtes

    Georges Brassens voulait-il dire que son chêne et lui n'étaient surtout pas des lâches ? 


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