• Dîner à l'hôtel Noblecourt

    Nous sommes le 23 février 1784 à Paris, au coeur d'un hiver particulièrement rigoureux. Le gigantesque nuage de cendres projeté par le volcan islandais Laki, entré en éruption en 1783, serait responsable de la rigueur de cette terrible vague de froid qui accable alors le nord de l'Europe. On dit que ces circonstances climatiques dramatiques furent une des causes de la Révolution française. 

    A l'hôtel Noblecourt, malgré la rigueur du climat et les difficultés d'approvisionnement, un bon dîner rassemble quelques convives : M. de Noblecourt, vieillard goutteux et ancien procureur, Nicolas Le Floch, marquis de Ranreuil et commissaire de police, Aimée d'Arranet, dame de compagnie de Madame Elisabeth et maîtresse de Nicolas, le docteur Semacgus, ancien chirurgien de marine et anatomiste, ami des précédents. 

    Jean-François Parot nous décrit avec de savoureux détails ce menu d'un dîner bourgeois, dans le 12e tome des enquêtes de Nicolas Le Floch, La pyramide de glace.

     

     

    C'est Catherine, la cuisinière alsacienne de M. de Noblecourt, qui concocte ce dîner roboratif, censé pourtant ménager la santé de son patron, et qui présente les recettes mises en oeuvre. Le menu offre un contraste saisissant avec la misère de la population parisienne, qui souffre tant du froid et de la faim. On s'étonne d'ailleurs de voir tant de mets rassemblés sur une même table dans ce temps d'extrême pénurie...

    Dîner à l'hôtel Noblecourt

    Jean-Baptiste Lallemand La cuisine ou les préparatifs du repas (2e moitié du 18e siècle)

    Bourg-en-Bresse, musée de Brou

    Je transcris les recettes de Catherine, en vous épargnant les traces d'accent alsacien dont l'auteur a émaillé le texte.

    La soupe au vin

    En ouverture, une soupe au vin, présentée comme originaire d'Alsace :

    Il y faut du vin rouge généreux à quantité suivant le nombre de convives. On y bat quantité d’œufs et on verse cette préparation sur des morceaux de pain grillé et l'on tourne sur un feu doux en ajoutant des épices, des lardons fumés et, enfin, on dresse le potage sur des tranches de pain blanc et des raisins de Corinthe. 

    Ainsi que le remarque un convive :

    Ce potage mêle le velouté et la puissance dans un équilibre parfait. Il nous réchauffe et nous invite à la joie.

    Beaucoup de régions françaises connaissent des recettes de soupe au vin : la rôtie poitevine est à base de vin coupé d'eau et légèrement sucré et de pain grillé ; le mijet du Poitou, la soupine d'Anjou, la miettée de Beauce et le mijhot charentais sont des variantes régionales de cette soupe de vin, mais consommée froide ; enfin, dans le sud-ouest, on avait coutume (et cette coutume est encore suivie par quelques uns !) de faire 'chabrot' ou 'chabrol', en versant un peu de vin dans le fond de son assiette de potage (assiette à calotte obligatoire !) et en buvant à l'assiette. 

    La soupe au vin ne semble pas propre à l'Alsace. Une soupe à l'alsacienne serait plutôt caractérisée par la présence de semoule, avec des légumes et des lardons, ou par un roux brun, accompagné d'une fondue d'oignons et de poireau et de crème, et servi sur des tranches de pain.

    Les œufs en matelote

    Vient ensuite un plat présenté comme "quasi-maigre", les œufs en matelote :

    Deux bonnes brassées de petits oignons fondus au beurre, puis mouillés de bouillon triple. Je prépare des languettes de pain rassis frits à la poêle. Dans un autre autre poêlon, je fais chauffer de l'huile et j'y casse huit œufs à verser d'un seul coup pour qu'ils restent compacts. Une fois le blanc coagulé, je retire ces mignons avec l'écumoire et je les pose sur un plat. Enfin j'ajoute des filets d'anchois aux oignons et une cuillerée de câpres d'Italie. Je dépose les œufs sur les languettes, le ragoût sur et tout autour, le tout salé et poivré.

    Une matelote, c'est-à-dire un plat de matelots, désigne au départ une étuvée de poissons, de préférence des poissons d'eau douce, préparée au vin, rouge ou blanc, avec des aromates. La matelote est une recette courante dans les pays de la Loire et du Rhône ou en Languedoc.  Des variantes locales portent les noms de bouilleture, catigot, meurette ou pochouse. C'est par extension que le mode de préparation "en matelote" s'est appliqué également à la cervelle, au sauté de veau ou aux œufs durs ou pochés. 

    On se serait attendu à trouver les œufs en matelote pochés ou mollets, et non cuits au plat : ce sont les fameux œufs en meurette bourguignons. 

    On retrouve une recette d’œufs en matelote contemporaine de l'action de La Pyramide de glace, dans La nouvelle cuisinière bourgeoise, un intéressant livre de cuisine édité en 1786 (la première édition de cet ouvrage culinaire de Menon date de 1746) :

    L'on fait un ragoût de petits oignons, on y met à la moitié de la cuisson des œufs de carpe ; étant cuits, on y ajoute un anchois haché et câpres entières ; l'on fait frire six œufs un à un ; après les avoir dressés dans un plat, on sert dessus sans couvrir les jaunes d’œufs le ragoût d'oignons ; on garnit les bords du plat avec des filets de pain frit.

    La poularde en mousseline

    Suit alors une poularde en mousseline, inspirée par les Dons de Comus de François Marin :

    Il me faut une belle et grosse poularde que je m'en vais farcir avec du persil, de la ciboule, des échalotes auxquels j'ajoute le foie, le cœur et le gésier finement hachés. Pour parfaire la chose, je mélange du foie gras, de la moelle de bœuf et deux jaunes d’œufs. Je sale et je poivre. Le tout est fourré dans la bête qui est recousue en retirant le croupion et en étalant la peau du cou. J'avais en prévision demandé à mon marchand de beurre de la mousseline dans laquelle j'enveloppe la volaille...

    Il s'agit, monsieur, de garder la volaille en forme. Je pose le tout dans la terrine avec jatte de bouillon de volaille. Je ferme avec la pâte de farine. 

    - Ce qui s'appelle luter, dit Semacgus sentencieux.

    - ... La terrine est laissée, quasi abandonnée, pendant huit heures dans le four du potager, à feu insignifiant. Juste avant la fin de la cuisson, je jette dans le jus une poignée de lamelles de truffes sans du tout les pleurer... C'est mon apport à la recette.

    Catherine sortit la poularde, la démaillota de sa mousseline. La chair se découpait à la cuillère. Elle plaça chaque morceau dans les assiettes que Poitevin lui tendait, les arrosant de la sauce réduite et les recouvrant des truffes et des morceaux de farce.

    Un petit mot sur le potager dans lequel cuit la poularde : inutile de mettre le four dans le jardin ! Le potager était un four maçonné alimenté par des braises, permettant une cuisson mijotée. Dans les cuisines anciennes, le potager est souvent à proximité de la grande cheminée. Ce type de four sera remplacé progressivement à partir de la fin du 18e siècle par des fourneaux en fonte, alimentés en bois puis en charbon, puis par des cuisinières à bois, à charbon, à mazout, à gaz, ou électriques...

    La recette de cette viande cuite lentement, à basse température, dans un plat hermétiquement fermé, on la retrouve de nos jours dans le gigot de 7 heures à la cuillère d'Alain Ducasse : la pièce de viande, accompagnée de petits légumes, est placée dans une cocotte dont le couvercle est soudé par une bande de pâte ("pâte morte"). Le tout est placé au four, thermostat 4 pendant 7 heures. 

    Le riz meringué

    En dessert, un riz meringué, lui aussi tiré de François Marin : 

    Cuit dans un lait orangé, il est enrichi de jaunes d’œufs avant son passage au four et servi avec une coulée de caramel sur un lit de débris de macarons. 

     Le menu est servi avec du vin de Champagne. 

    J'espère que vous aimez les œufs... Bon appétit !


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